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Pour la pureté de l’art brut : entretien Sarah Lombardi

10 octobre 2014
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Pour la pureté de l’art brut : entretien Sarah Lombardi

Le 10 octobre 2014

Depuis quarante ans, et la donation faite par Jean Dubuffet, la Collection d’art Brut de Lausanne fait office de référence dans le milieu de l’art brut. Elle est aujourd’hui la plus importante au monde. Tandis que le genre connait depuis quelques années, — et notamment la dernière Biennale de Venise —, une nouvelle exposition médiatique. Art Media Agency s’est entretenu avec Sarah Lombardi, Directrice du musée depuis janvier 2013.

Comment faites-vous évoluer la collection ?

Mon souhait est d’avoir une politique d’exposition articulée autour de deux axes : des expositions qui valorisent les auteurs classiques de la collection historique, rattachée à la collection de Jean Dubuffet, dont ce dernier a fait don à la ville de Lausanne en 1971. Aujourd’hui l’art brut étant sur le devant de la scène, il est important de rappeler aux gens qu’il n’est pas apparu à la Biennale de Venise en 2013 – c’est là que beaucoup de gens l’ont découvert, en tout cas le monde de l’art contemporain —, mais que depuis l’ouverture du musée de Lausanne, en 1976, nous travaillons sur l’art brut, proposons des expositions et faisons sa promotion. Cela passe par des expositions telles que celle dédiée à Aloïse en 2012, mais aussi des publications. Nous proposons en novembre le fascicule n°25, une série historique lancée par Jean Dubuffet en 1964, qui fête donc ses cinquante ans. C’est une série qui recueille des articles monographiques sur des auteurs de notre collection, et nous sortons un numéro consacré à Laure Pigeon, une auteure classique, collectionnée par Jean Dubuffet. En novembre nous proposons une exposition dédiée à André Robillard, un des derniers auteurs encore vivants collectionné par Jean Dubuffet.

L’autre volet est de continuer à faire des expositions sur des auteurs nouvellement découverts, qui ne font pas partie de la collection d’origine, mais que nous intégrons au fur et à mesure de nos découvertes. C’est une collection qui n’est pas figée. Au moment de la donation il y avait 5.000 œuvres, il y en a désormais 60.000. En février 2015 nous allons présenter Pascal Tassini et Eric Derkenne, deux auteurs belges que j’ai fait entrer dans les collections en 2012/2013. En juin nous aurons une exposition sur Guy Brunet, un auteur qui travaille en lien avec le cinéma.

Nous voulons montrer que notre collection est le seul lieu qui abrite la collection de référence, d’origine, celle de Dubuffet, mais que l’art brut est une notion qui a des paramètres sociologiques et artistiques, et qui n’est donc pas limitée dans le temps. Il y a eu des auteurs avant Dubuffet, et il y en aura après nous.

Comment se passe le travail de recherche de nouveaux auteurs ? Découvrez-vous généralement avant que le marché s’en empare, ou est-ce un phénomène inverse ?

Les deux cas de figure existent. D’une part, aujourd’hui, il y a toujours des intermédiaires, des gens passionnés mais désintéressés d’un point de vue économique, qui connaissent l’art brut, l’institution, et nous font découvrir des auteurs. Des gens du milieu de l’art, mais aussi des ethnologues, des sociologues, des gens issus d’une grande variété de disciplines, qui vont découvrir un auteur, nous le signaler. Par ce biais nous recevons peu de propositions, mais elles sont en majorité intéressantes. Dans ces cas-là ce sont souvent des auteurs qui ne sont pas sur le marché, qui ne sont pas représentés par une galerie. Nous essayons alors de vite réagir pour être sur terrain…

Par ailleurs nous recevons aussi beaucoup de propositions de dossiers émanant de gens qui ont dans leur entourage un créateur, où qui ont découvert un travail.

Il y a donc de fait une « compétition »…

Oui, en effet pour une institution muséale comme la nôtre, qui dispose d’un budget d’acquisitions extrêmement faible, le marché va si vite, que l’on doit essayer d’anticiper pour pouvoir obtenir des choses avant qu’elles soient sur le marché. À partir du moment où les œuvres sont sur le marché, notre budget ne nous permet plus de les acheter.

En revanche nous ne pouvons pas nier que le fait que l’art brut soit récupéré par le marché de l’art a un impact sur notre politique d’acquisitions. Les prix sont trop élevés et nous devons aussi collaborer avec certaines galeries, si l’on veut enrichir notre collection.

Mais nous ne voulons pas nous faire dicter une politique d’exposition par le marché. Aujourd’hui l’art brut est sur le marché, mais d’autre part le marché de l’art va extrêmement vite, et parfois il découvre des choses avant l’institution. Par exemple cela m’est déjà arrivé de découvrir des choses par le biais de magazines, de galeries. L’an dernier j’ai découvert via le magazine Raw Vision, une oeœuvre d’un artiste américain qui m’intéressait, sur laquelle j’avais envie de faire un projet, dont nous n’avions pas encore de pièces. Pour que la collection ne serve pas de faire valoir, où l’on pourrait organiser une exposition sans que nous ne gardions rien, un des souhaits de Dubuffet que nous appliquons toujours est d’organiser des expositions monographiques seulement d’auteurs qui sont dans notre collection. Je dis donc au galeriste que cette œuvre m’intéresse, mais que pour monter une exposition, nous devons posséder des œuvres dans la collection, mais mon budget d’acquisition ne me permet pas d’acheter des œuvres sur le marché, donc je propose une exposition uniquement si nous recevons des œuvres en dons, de la galerie ou d’intermédiaires. Et nous achetons une ou deux œuvres dans la mesure du possible. Mais nous voulons un corpus conséquent pour un nouvel artiste, il ne s’agit pas d’un objet que l’on va vendre. Cette proposition est donc à prendre ou à laisser, selon nos conditions.

Aujourd’hui les galeristes font un travail de dénicheur qui peut aller plus vite que l’institution.

Quel est votre budget d’acquisition ?

Notre budget est d’environ 60.000 francs suisses (50.000 EUR). Ce budget est limité. Par exemple, en ce qui concerne Henry Darger, toutes les œuvres que nous possédons nous ont été données, nous n’aurions pas pu en acheter une seule. Si les collectionneurs nous donnent des œuvres, c’est qu’ils savent aussi que nous sommes la référence dans le domaine de l’art brut, donc cela valorise l’auteur, et ils savent que nous sommes en dehors du marché, la collection est inaliénable.

Quels rapports avez-vous avec les autres institutions, sachant que certaines présentent l’art brut aux côtés d’art naïf, d’art contemporain… ?

Notre mission est de montrer uniquement de l’art brut, ainsi que des œuvres de la collection « Neuve Invention », qui a été constituée par Dubuffet pour présenter des créateurs qui ne correspondaient pas totalement aux critères de l’art brut mais qui étaient volontairement ou involontairement hors du circuit du marché de l’art.

Il y a un engouement pour l’art brut qui amène à tout mélanger, à qualifier d’art brut des œuvres d’art thérapie, on fait des expositions d’art brut en montrant de l’art populaire, cela devient malheureusement une catégorie où l’on met tout et n’importe quoi, car cela fait vendre. C’est dommageable pour l’art brut. Nous avons l’approche la plus stricte, car c’est notre mission. Nous avons à fixer la ligne.

Mais nous avons de bons rapports avec les autres musées, nous prêtons par ailleurs beaucoup d’œuvres à ces autres institutions

Il peut être difficile pour le grand public de comprendre dans quelle mesure des auteurs vivants et peu âgés ne sortent-ils pas à un moment de la stricte définition de l’art brut lorsqu’ils sont reconnus, et sont donc conscients de la dimension artistique de leurs créations ?

Nous ne les appelons pas artistes mais il s’agit d’artistes. Il est clair que cette question se pose, mais à un moment donné nous ne pouvons pas mettre des barrières, et l’on ne va pas empêcher qu’une création évolue.

Un cas éloquent est celui de Michel Nedjar…

Exactement, c’est un très bon exemple. Il correspondait au début aux critères dictés par Dubuffet, mais c’est une personne dont la pratique artistique a évolué. Aujourd’hui il vit de son œuvre, mais on ne peut plus le considérer comme un auteur d’art brut.

On peut également citer Georges Widener, qui a commencé dans la rue, qui était un auteur d’art brut. Il est aujourd’hui représenté par trois galeries, et il vend bien. Je ne sais pas comment son travail va évoluer, et la manière dont il va vivre cette notoriété. Nous sommes parfois face à des gens qui n’ont pas toujours les outils. Mais on peut voir que son travail répond aujourd’hui aux demandes du marché, avec des œuvres de plus en plus grandes. on voit que quelque chose est en train de se passer.

Mais il y a néanmoins des auteurs qui vont rester totalement insensibles, non que la reconnaissance ne leur fasse pas plaisir, mais dont le travail ne changera pas, et qui ne répondront pas aux demandes du marché. André Robillard en est un bon exemple. La personne qui créé sans besoin de reconnaissance, et qui résiste à ce changement de statut et d’environnement, continuera malgré tout à créer de la même manière.

Mais il y a tout de même une vraie problématique à parler d’art brut et de marché. Par ailleurs certains auteurs qui sont fragiles, peuvent souffrir de leur nouvelle notoriété.

L’exposition médiatique actuelle de l’art brut fait croitre la fréquentation de votre institution ?

Oui bien sûr ! Nous recevons entre 40 et 45 .000 visiteurs par an. Nous avons un peu l’impression que les gens se réveillent, mais s’il y a aujourd’hui de l’art brut à la Biennale de Venise, c’est grâce au travail que nous effectuons depuis quarante ans, nous et les autres, et aussi bien avant par Jean Dubuffet, alors qu’à l’époque cela n’intéressait personne.

Le développement de votre collection et cette hausse de la fréquentation ne vous posent-ils pas de problèmes d’espaces ?

Si, en effet ! Nous travaillons actuellement avec la ville de Lausanne pour obtenir de nouveaux dépôts. Par ailleurs nous avons aussi un projet d’extension du Château de Beaulieu. Nous voulons rester sur ce site, qui est intimement lié à la collection.

Si tout va bien, dans une échéance de cinq ans, nous pourrions avoir avancé dans ces projets d’extension.

Art Média Agency

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