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Mickaël Phelippeau – bi-portraits

6 janvier 2014
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Mickaël Phelippeau - bi-portraits

 

Au moins, sinon avec la naissance, l’officialisation en grande pompe de l’union de l’art plastique et de l’art vivant, c’est-à-dire avec les Ballets Russes, au début du 20ème siècle, le principe était clair. Le rapport entre mouvement et pinceau était une histoire de collaboration.

De concert, le peintre (Picasso, Braque, pour ne citer qu’eux) et le chorégraphe imaginaient une pièce avec sa gestuelle et ce que l’on nomme aujourd’hui scénographie. Or nous y voilà : non seulement, il s’agissait de coups de pinceau et non de clics, mais aussi il s’agissait de décors de ballets. Jusqu’à la collaboration entre Cunningham et Rauschenberg, le rapport, quoique bouleversé – l’aléatoire fait loi entre musique de Cage, décors et danse chez Merce Cunningham –, reste dans la forme inchangé. Il y a le mouvement, art qu’on dit vivant et l’art pictural qu’on dit plastique, réunis pour créer un espace où la danse se déploiera, comme dans un écrin. Le fait est connu et répété. En revanche, trouvez un décor de ballet fait de photographies, le fait est plus rare.

Quant à la peinture dite « de danse » et destinée au musée ou à la collection, il s’agit d’une composition qui prend son temps. De Degas à Matisse ou Chagall en passant par Toulouse-Lautrec, le peintre prend au vol la danseuse, reprend son pinceau, trie, refait, jette, réorganise…Il a tout son temps.

Différente est la photographie de danse, dont rares sont les destinations muséales. Nous vous épargnerons sur un mode totalement arbitraire David Hamilton et ses clichés (c’est le cas de le dire) qui font ou plutôt on fait les émois des messieurs en quête d’émotions plus ou moins candides, et souhaitons parler ici de la photographie de danse, telle qu’on la voit dans les revues de danse, les livres de danse, les halls de spectacles de danse…Quelle difficulté !

N’importe quel photographe connaissant son métier sait que la photographie de danse est la plus dure à réaliser. Déjà, il faut que la danse soit bonne. Ensuite il faut que le clic ne soit pas attendu, mais pas au rendu flou pour autant. Donc, ni spectaculaire, ni approximatif, le clic du photographe se doit de rendre la pertinence d’une danse subtile par un rendu aussi décalé que l’attente que pouvait se faire le spectateur. Et peut-être que la meilleure photo de danse pourrait être celle où l’on ne reconnaît pas la pièce au premier coup d’œil sur le cliché.

La question est de rendre un air de famille entre la création chorégraphique et ce qui doit rester une œuvre, sa photographie. Mission dangereuse, du moins périlleuse, vu que la photo est a priori une trace, et la danse un mouvement perpétuel. Comment capter, puis donner et laisser une empreinte à ce qui par essence est fugace, éphémère, jusqu’à ce que l’on doute de son existence en dehors de la perception immédiate que l’on en a ? Problème phénoménologique s’il en est, la danse n’a pas de papiers d’identité. Heureusement qu’il y a la notation chorégraphique, dit l’âme pieuse en quête de reconnaissance de nos jours. Et encore, qui sait déchiffrer puis reconstruire une pièce de Bagouet, sans en passer par la réorganisation complète des interprètes émérites de ses années 80 ? Et si un Preljocaj use de la notation, est-ce pour autant que ses pièces sont plus faciles à photographier ? Vous voyez bien que tout comme moi, vous y perdez.

Nous ne ferons donc pas de bilans qui seraient hâtifs à n’importe quel stade de la réflexion où nous serons. Par contre, je vous invite à réfléchir à ceci : quel sens en dehors de l’illustratif, de l’anecdotique, a la photo de danse ?

En revanche, je souhaiterais revenir avec vous sur une question au début de notre interrogation. Connaissez-vous des pièces de danse dont le « décor », ou la « scénographie » si l’on préfère, soient des photos de danse ? Ma réponse immédiate et impulsive sera claire et totalement arbitraire, une fois encore, due sans doute à des creux d’inculture liés à l’enthousiasme pour certains aux dépens d’autres que l’on voit moins ou dont on se souvient moins du coup : le bi-portrait de Mickaël Phelippeau. Inventé dans les années 2000, ni un portrait, ni un autoportrait, il s’agit de l’essence de la rencontre. Mickaël, vêtu inexorablement d’un pantalon marron, de chaussures en cuir et surtout de sa chemise jaune (signature colorée du photographe et chorégraphe), échange sa tenue contre celle, à l’envi et au hasard, d’une maîtresse d’école, d’une maîtresse en jeux plus avertis, d’un danseur breton, d’une coiffeuse, d’un enfant dans sa chambre… Toujours dans la même posture droite, sans sourire, dans le milieu de vie professionnel ou intime du bi-portraituré, le bi-portrait se fait enquête sociologique sur fond à mon sens métaphysique du partage. Vous voyez où je veux en venir avec mon préféré parmi les préférés, « Bi-portrait Jean-Yves ». Curé de Bègles, Jean-Yves se laisse photographier, filmer et a créé avec Mickaël cette merveille de pièce de danse qui commence par… une séquence filmée sur départ statique. La photo est donc ici non seulement à l’origine du projet, mais en point de départ intime du processus de création chorégraphique. Elle répond, avant le geste même de la danse, à la question « Qui tu es, toi ? ».

Evidemment on souhaite en savoir plus sur ce qui motive la démarche altruiste s’il en est des bi-portraits, que l’on qualifiera ici toujours aussi arbitrairement sur un mode assumé de la plus grande réussite des dix dernières années sur le rapport entre danse et photo. On (ou je pour être franche, émue et toujours aussi arbitraire que je suis) vous laisse en compagnie de « l’homme en jaune ».  

Bérengère Alfort

[Visuel : courtesy de l’artiste] 

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