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Interview de David Cronenberg (Maps to the stars)

20 mai 2014
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Maps to the stars

de David Cronenberg

Avec Julianne Moore, Robert Pattinson, John Cusack, Mia Wasikowska

Durée : 111 min.

Sortie le 21 mai 2014

Souvent adulé, parfois mal-aimé, David Cronenberg s’offre depuis Cosmopolis un retour de hype. Qu’on y soit sensible ou pas, l’homme a changé la face du cinéma. Audacieux dans ses choix, jamais là où on l’attend, le Canadien a présenté au Festival de Cannes cette année son Maps to the stars, un brûlot anti-Hollywood (involontaire à le croire), au casting impressionnant.

La rencontre a lieu sur la terrasse d’un hôtel de luxe, loin de la furie de la Croisette. À côté, John Cusack grignote des snacks et Julianne Moore, lumineuse, lui fait de grands signes (on comprend pourquoi le réalisateur est définitivement sous le charme). C’est une bulle, une (belle) surprise et une découverte, rencontre avec un poids lourd du cinéma contemporain.

Dans votre film, le plus grand péché semble être la destruction de la famille et l’inceste. Quel rapport voyez-vous entre la famille et Hollywood ?

On peut voir Hollywood comme une famille étrange et difficile. C’est une communauté où tout le monde se connaît. Chacun à Hollywood comprend les règles du jeu et les gens y sont en connexion les uns avec les autres. C’est le macrocosme d’une famille normale ou plutôt d’une famille normalement dysfonctionnelle. Et c’est une famille très dure, particulièrement envers les enfants. On peut le voir avec ce que subit Benjie dans le film. Il est soumis à la pression incessante du succès, à l’ambition, au désespoir, à l’appât du gain. On retrouve ces sentiments partout mais à Hollywood ils sont surexposés. Je connais très bien tous les petits arrangements qui se décident entre les gens qui ont du succès et ceux qui n’en ont pas. Normalement, ce ne sont pas des choses auxquelles on pense en permanence mais dans le business du cinéma, c’est partout. On n’y échappe pas. C’est une pression énorme qui s’exerce sur tout le monde.

Dans votre film, vous montrez que les enfants stars et les stars adultes sont traités de la même façon…

En fait, les adultes ont seulement l’apparence d’adultes mais ils n’en sont pas. Comme Julianne Moore l’a dit en conférence de presse, elle considère que son personnage est un enfant. Elle n’a jamais grandi. Je ne pense pas non plus que les enfants sont des adultes. Benjie est un acteur qui sait comment jouer les adultes. Au fur et à mesure du film, on voit qu’il perd sa carapace de vice, de cruauté, de dureté.

Pouvez-vous évoquer votre collaboration avec le scénariste Bruce Wagner ?

Bruce a publié son premier livre, Force majeure, en 1991 sur un chauffeur de limousine à Hollywood. Et, d’une certaine façon, c’est le personnage qu’interprète Robert Pattinson, un type qui rêve de devenir acteur ou réalisateur mais qui gagne sa vie comme chauffeur. J’ai trouvé son roman fantastique. Nous sommes devenus amis peu après. Pendant des années, nous avons cherché une occasion de travailler ensemble, notamment sur une série télé. Mais ça n’a jamais marché. Bruce a écrit le scénario de Maps to the stars il y a peut-être 15 ans et il me l’a fait lire il y a une dizaine d’années. Je l’ai adoré. Vous savez, je ne suis pas en guerre contre Hollywood, je ne me sens pas obligé de l’attaquer. Il y a des gens qui aiment faire des films sur le cinéma ou des romans sur l’écriture. Ce n’est pas mon cas. Ce qui m’a motivé, c’est la qualité de son scénario et de ses dialogues. Je n’aurais jamais pu l’écrire. Car, contrairement à moi, Bruce travaille, vit et a grandi à Hollywood. Je n’ai pas pu voir ce qu’il a vu mais je le comprends. J’ai quand même « flirté » 40 ans avec Hollywood et j’ai aussi mon lot d’expériences très étranges, exactement similaires à ce qui est raconté dans le film. Notre collaboration a vraiment été étroite et marquée par l’affection profonde qui nous lie. Quand Bruce écrivait le scénario, nous étions sans cesse en contact par téléphone pour y apporter des modifications, discuter des personnages… Et, même pendant le tournage, ce travail commun sur les personnages et les dialogues s’est poursuivi. Beaucoup de modifications ont été apportées pendant que nous tournions.

Pourquoi avez-vous dû attendre tant d’années avant de faire ce film ?

Pour plusieurs raisons : la première est qu’il s’agit d’un film sombre et pas particulièrement commercial, même si j’espère qu’il va marcher. En tout cas, aucun studio n’y a vu de potentiel commercial ! La seule solution pour le financer a été une coproduction avec l’Europe et le Canada. Mais c’est une histoire américaine et il fallait la tourner, au moins en partie, à Los Angeles. De plus, Bruce est un scénariste américain. Or, les traités de coproduction nous interdisent de prendre un auteur américain et de tourner aux États-Unis. C’était du moins impossible dans le cadre d’une coproduction franco-canadienne. Nous avons finalement trouvé la solution en nous associant avec l’Allemagne où les critères sont moins contraignants. Nous avons pu tourner cinq jours à Hollywood. La plupart de mes films censés se dérouler aux États-Unis ont été faits au Canada. On ne voit pas la différence. Mais, pour Maps to the stars, nous avions besoin de quelques décors emblématiques, les lettres géantes sur la colline, Mulholland Drive, Hollywood Boulevard… Nous n’avons pas ça au Canada. Pour ces raisons, le montage économique du film a été très long. Julianne Moore m’a donné son accord pour le film il y a déjà huit ans !

Vous avez donc dû modifier le personnage en fonction de l’âge de son interprète ?

Oui, quand je suis revenu la voir, huit ans plus tard, elle m’a redit « oui » mais nous avons dû apporter des changements au personnage, désormais plus âgé, ce qui est mieux, à mon sens. La modification a pu se faire facilement grâce à la manière dont je travaille avec Bruce. C’est un exemple des constantes transformations organiques du scénario original.

Pourquoi pensez-vous qu’il valait mieux que le personnage de Julianne Moore soit plus âgé ?

Car la pression qui s’exerce sur un acteur de plus de 50 ans à Hollywood est énorme. Et la carrière de Julianne est incroyable : elle a 52 ans et elle continue de tourner tout le temps. Mais elle connaît beaucoup d’actrices de son âge qui n’existent plus. Passé un certain âge, elles n’intéressent plus Hollywood. C’est très brutal. Le fait qu’elle ait passé les 50 ans accentue cette brutalité dans le film. Et on voit comment le personnage sombre dans le désespoir avec ce sentiment de ne plus exister si elle n’apparaît pas dans un film. C’est terrifiant. Vous vivez toujours mais pour Hollywood vous êtes mort.

Le ton de votre film fait penser aux livres de Kenneth Anger sur les dessous d’Hollywood comme Hollywood Babylone. A-t-il été une source d’inspiration ?

Pas directement. Mais j’ai lu les livres d’Anger il y a bien des années et ils m’avaient fasciné. On ne sait jamais ce qui sous-tend notre travail. Je n’ai pas pensé consciemment à Hollywood Babylone en préparant Maps to the stars car j’étais immergé dans le scénario de Bruce. Mais il est tout à fait possible que les livres de Kenneth Anger m’aient inspiré de façon souterraine.

Dans les années 80 et 90, vos films donnaient l’impression que vous vouliez ouvrir le corps humain. Mais depuis le début des années 2000, on a plutôt le sentiment que vous voulez ouvrir l’âme humaine…

Il n’y a pas d’opposition. En tant que réalisateur, on est forcément obsédé par le corps humain. Certains ne se représentent pas les choses comme ça mais c’est pourtant ce que l’on fait : on passe notre vie à observer et à filmer les corps et les visages humains. Pour moi, l’essence même de l’être humain, c’est le corps. Et, quelles que soient les différentes approches, 90 % et plus de ce que l’on montre, c’est cette réalité physique des êtres humains. Au début de ma carrière, j’ai utilisé la science-fiction et l’horreur et ensuite je suis passé au mélodrame et au drame psychologique. Mais au fond, il s’agit toujours d’un seul et même domaine : l’humain.

À ce propos, quel regard portez-vous sur l’obsession de chirurgie esthétique ?

Il m’est arrivé de discuter avec des femmes qui envisageaient une opération. À chaque fois, je leur ai dit : « Ne faites pas ça ! » Ça peut vous surprendre mais je suis très opposé à la chirurgie esthétique.

Pensez-vous que ces pratiques créent une nouvelle forme de monstruosité ?

On voit les résultats : ils ne sont plus humains. Que cherche-t-on à acquérir ? C’est pathétique et désespéré. Je peux admettre qu’on fasse appel à la chirurgie esthétique en cas de défaut physique très visible. Mais je ne comprends pas cette volonté de nier le vieillissement. Je trouve qu’il y a quelque chose de très beau dans le fait de vieillir. J’en suis la preuve, non ? [rires] Je crois qu’il faut accepter la réalité du corps humain. La combattre, c’est combattre l’essence de l’être humain. On naît, on se transforme, on vieillit : c’est la réalité. L’art, la religion nous servent à fuir cette réalité en nous disant : « Pas d’inquiétude ! Vous vivrez encore après la mort. Vous retrouverez votre jeunesse. » Je ne crois pas à ça. Je pense qu’il y a de la beauté dans l’acceptation de la réalité humaine. Il n’y a qu’à regarder Julianne Moore…

Diriez-vous de Maps to the stars qu’il s’agit d’un film d’horreur ?

Techniquement, non. Mais ma réponse ne vaut que sur le plan purement technique. On m’a un jour demandé de sélectionner des bandes-annonces de films de S.F. et d’horreur pour un festival. J’ai mis Taxi driver dans ma liste. Il fait partie des nombreux films que l’on n’envisage pas comme des œuvres de science-fiction ou d’horreur mais qui peuvent être vus comme tels. Mais d’un point de vue technique, Maps to the stars n’est pas un film d’horreur.

Pensez-vous que le culte de la jeunesse dans le star-system a changé depuis 10 ou 15 ans ?

Je ne sais pas. La fascination pour la jeunesse a toujours existé. Nous sommes génétiquement programmés pour rechercher la jeunesse. Je parle de Darwin, de l’évolution… Quand nous cherchons un partenaire sexuel, nous jetons notre dévolu sur une personne jeune, en bonne santé, une femme capable d’avoir plusieurs enfants. C’est ainsi que nous sommes programmés. Quand on est vieux, on est bon à jeter, et c’est vrai. Ce n’est pas une construction culturelle. C’est la vérité génétique. Toutes les cultures traditionnelles tentent de s’accommoder de ça, par exemple en instaurant un culte de la sagesse qu’apporte l’âge et en donnant le pouvoir aux anciens. Mais l’Occident n’agit pas ainsi, en tout cas, certainement pas en Amérique. Le respect de la sagesse et de l’expérience accumulé avec les années n’existe pas. Il n’y a pas de place pour les vieux. Et je ne crois pas que ça changera.

Mais ce n’est pas différent dans vos films où les gens se tuent les uns les autres, prennent de la drogue, se détruisent…

La culture occidentale n’est pas uniforme. Par exemple, la manière dont sont perçues les femmes d’un certain âge au Canada, mon pays, n’est pas la même qu’en Europe. Je caricature mais les femmes européennes même âgées s’habillent avec élégance, elles sont fortes, elles ont une vie sexuelle… En Amérique du Nord, elles font du shopping…

Comment s’est déroulée cette collaboration avec votre chef opérateur depuis Faux semblants, Peter Suschitzky ?

Nous avons compris très tôt que notre travail ensemble est très subjectif et intuitif. Peter est un passionné de peinture et de photographie. Nous avons commencé à chercher des peintres qui pourraient nous servir de référence visuelle pour Maps to the stars. Car, à l’origine, nous n’avions aucune idée de ce à quoi allait ressembler le film. Lors de la pré-production, beaucoup de choses peuvent arriver : c’est en cherchant des décors, des lieux de tournage qu’on commence à réfléchir à la lumière et à l’éclairage. On ne se disait pas, ici, la lumière doit être bleue et, là, orange. C’était un fonctionnement très subjectif, sans idées préconçues. Le grand chef opérateur italien, Vittorio Storaro [Apocalypse now, Le Dernier empereur, ndlr], disait de tel ou tel personnage : « Elle, c’est le soleil, elle sera orange » ou « lui, c’est la lune, il doit être toujours bleu ». Mais que se passe-t-il quand les deux personnages sont ensemble ? Storaro adorait associer une couleur à un caractère. Mais nous n’avons pas procédé comme ça même si bien sûr chaque plan est travaillé dans le détail.

Pensez-vous tout de même qu’il reste de l’espoir au terme de votre film très pessimiste ?

Non. De mon point de vue, il n’y en a pas. Je ne crois pas en la survivance de l’âme. Nous disparaissons dans la mort, nous sommes annihilés. Cela ne veut pas dire qu’il n’existe pas d’espoir dans la vie réelle. Mais pour les personnages, il n’y en a pas. J’espère que le public sera capable d’accepter ça.

Un dernier mot sur le livre que vous êtes en train d’écrire…

Il est achevé et il sera publié en France chez Gallimard, un très bon éditeur. Je ne peux rien vous dire de l’histoire à part qu’il y a un personnage français très fort et qu’une partie du récit se déroule à Paris. Mais vous devrez attendre de le lire pour découvrir la suite…

Propos recueillis par Lucile Bellan

Merci à David Ramasseul de ParisMatch.com pour la traduction initiale.

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A découvrir sur Artistik Rezo : 
– les films à voir en 2014



[Visuel : 2014 © Le Pacte] 

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