0 Shares 2462 Views

Cap au pire, vertige de Beckett

Emilie Darlier-Bournat 11 décembre 2017
2462 Vues

Difficile de faire plus noir, plus ardu, plus absurde et plus immensément beckettien. Ce texte crépusculaire nous fait avancer pas à pas dans l’obscurité d’une disparition quasi-absolue. Ne restent que les mots et le comédien pour les dire, c’est à dire Denis Lavant : métaphysique et performant.

Immobile sur le plateau, vêtu de noir, pieds nus sur un carré blanc lumineux, l’acteur dit le texte dans la pénombre. Nous sommes loin du Denis Lavant gesticulant, dansant, clownesque et capable de figure stylisée ; ce n’est qu’au moment du salut que sa souplesse maitrisée jaillira. Derrière lui, de minuscules lumières orangées pointent de lointaines présences astrales sur le rideau noir froissé qui n’est autre que le vide de l’univers. Autant dire que l’ambiance est au désespoir. La condition humaine, -vie et vieillesse, décrépitude assurée jusqu’à la mort­-, est passée au hachoir à travers un texte bâti de mots et de demi-phrases qui se répètent, tournent en vrille autour d’une psalmodie sans issue ni sursaut. Beckett lui-même hésitait à se replonger dans son propre texte, sachant qu’il risquait de l’absorber douloureusement. Il fallait donc un metteur en scène et un comédien capables de s’y confronter sans y tomber ni le fracasser. Jacques Osinski et Denis Lavant  ont relevé ce défi.

© Pierre Grosbois

Denis Lavant s’empare ou plutôt se laisse happer par les mots pour s’en vêtir entièrement. Dans un maintien figé, au bord du rien, il permet aux mots une sorte de vie par eux-mêmes, comme s’ils étaient l’ultime souffle vital. La concentration est sidérante, la suspension partagée avec la salle est un moment rare. Les infimes écarts avec la ligne vocale deviennent une source de rire bref, tant la tension est raide. On sourit pour un minuscule trémolo qui a tenté d’exister, comme si, au bord de cet abyme, il fallait s’accrocher aux rameaux épars que dispersent les mots.

Monologue sur un fil, Cap au pire s’entend tel un bloc, quoique morcelé. Il se construit sur la déconstruction et le spectateur accepte d’être tenu sur le gouffre. C’est une expérience rare et osée. Elle ne laisse pas indemne, elle peut se révéler insupportable et quand elle se supporte elle vous emporte sur une bribe de temps et d’espace d’équilibriste métaphysique.

Emilie Darlier-Bournat

 

 

 

Articles liés

Kyab Yul-Sa transcendent les fondements de la musique tibétaine : concert de lancement au Studio de l’Ermitage
Agenda
234 vues

Kyab Yul-Sa transcendent les fondements de la musique tibétaine : concert de lancement au Studio de l’Ermitage

Le trio Kyab Yul-Sa, lauréat du Prix des Musiques d’Ici 2021, révèlera “Murmures d’Himalaya” son nouvel album à l’occasion de sa sortie le 26 avril 2024 chez Nangma Prod / Inouïe Distribution. Cet opus sera présenté le jeudi 23...

“Our Way”, le nouvel album du trio mythique du Jazz, Helveticus, sort le 24 mai
Agenda
113 vues

“Our Way”, le nouvel album du trio mythique du Jazz, Helveticus, sort le 24 mai

Quatre ans après « 1291 », voici le deuxième album du trio suisse Helveticus, formé de trois musiciens exceptionnels de trois générations différentes et issus de trois régions différentes de la Suisse. Si le premier album a été enregistré dans l’urgence...

“La Danseuse” : Justine Raphet met en lumière la toxicité des relations amoureuses
Agenda
173 vues

“La Danseuse” : Justine Raphet met en lumière la toxicité des relations amoureuses

La Danseuse traite des relations amoureuses toxiques et de l’emprise au sein du couple en s’intéressant au parcours de vie de Noé et à sa relation amoureuse avec Adèle. Noé, jeune danseur, ne se sent pas en phase avec le...