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Un Soulier de satin en majesté à l’Opéra de Paris

©Elisa-Haberer

Le pari était une folie. Adapter la pièce fleuve de Paul Claudel (1868-1955) qui fut créée par Jean-Louis Barrault en version réduite puis mise en scène dans son intégralité au Festival d’Avignon 1987 par Antoine Vitez, pour en concentrer l’action en six heures seulement par la grâce de la musique et d’un voyage total, c’est ce qu’a réussi le compositeur Marc-André Dalbavie avec cette troisième commande de Stéphane Lissner sur des grandes oeuvres du répertoire littéraire. La langue de Claudel est ici magnifiée par des artistes de haute volée.

Les hommes, les femmes, Dieu et le Monde

©Elisa-Haberer

Quand il écrit sa pièce fleuve, un long poème dramatique et mystique construit sur quatre journées, Claudel le dramaturge est aussi un diplomate qui parcourt le monde et les ambassades. Entre son poste à Rio de Janeiro et son ambassade de Tokyo, il compose une oeuvre-monde suspendue entre les continents et les mers, alors que dans les années 30 la flamboyante Amérique fait déjà de l’ombre à la vieille Europe. Sur le modèle dramaturgique du Siècle d’Or espagnol, quatre journées nous sont présentées à différents lieux et différentes époques où grouille une multitude de personnages baroques, autour d’un trio fatal où la mort triomphe bien entendu sur l’amour. Don Rodrigue de Manacor aime passionnément Doña Prouhèze, elle-même l’épouse contrariée de Don Pélage, alors que Don Camille, le double noir de Rodrigue en pince aussi désespérément pour la belle. « Dieu écrit droit avec des lignes courbes » cite Claudel en s’inspirant d’un proverbe portugais, à quoi il ajoute selon Saint-Augustin « Même les péchés servent ». L’amour impossible entre Rodrigue et Prouhèze, qui offre son soulier de satin à Dieu en gage de fidélité et de perdition, est le fil conducteur autobiographique qui conduit l’auteur à des dialogues et des envolées mystiques et épiques, où l’homme et la femme ne peuvent jamais se retrouver, tout comme l’âme et le corps, l’esprit et la chair. On pourra se pencher sur l’amour impossible de l’écrivain pour une femme mariée, Rosalie Vetch, rencontrée enceinte sur un bateau qui le menait en Chine et qui le laissera treize années sans nouvelle.

Théâtre de foire

©Elisa-Haberer

Marc-André Dalbavie, qui n’a jamais oublié la splendeur de cette pièce depuis le Festival d’Avignon 1987, et le metteur en scène Stanislas Nordey, assistés de la librettiste Raphaëlle Fleury, ont respecté à la lettre le propos de l’auteur et ses recommandations. « Il faut que tout ait l’air provisoire, en marche, bâclé, incohérent, improvisé dans l’enthousiasme » écrit-il dans ce prologue repris par deux excellents comédiens, Yann-Joël Colin et Cyril Bothorel, un Monsieur Loyal et un présentateur vedette animés d’une verve délurée pour annoncer et clore toutes les scènes. Des panneaux mobiles tout simples, manipulés à vue par les protagonistes eux-mêmes, font office de décor, détails grossis de toiles de maîtres de la Renaissance (Emmanuel Clolus), qui ponctuent symboliquement les scènes sans surcharger l’action, tout comme les différents objets de bois, planches de bateau bricolées, roulote de foire. Seuls les costumes très stylisés du Siècle d’Or espagnol signés par Raoul Fernandez irradient le plateau sur de couleurs éclatantes, rouge pour Prouhèze et orange pour Rodrigue, dans des lumières rasantes de Philippe Berthomé. 

Des cuivres et des voix en or

©Elisa-Haberer

Pour assumer cette création au long cours, exigeante dans du point de vue musical que scénique, il fallait réunir une distribution de grande qualité, des artistes capables alternativement de parler et de chanter avec une même diction impeccable, de camper des personnages au baroque éblouissant et mystique à la fois. En bref, obéir aux soubresauts et à la variété de la composition musicale qui procède tantôt par des déclinaisons lyriques,  tantôt par des orages de vent, de percussions et de cuivres, auxquels s’ajoutent des instruments insolites qui exigent une puissance vocale et une belle santé de la part des chanteurs. Ces derniers s’en sortent haut la main, et c’est un régal visuel et sonore de les admirer sur scène. La mezzo Eve-Maud Hubeaux, sculpturale dans sa robe en dentelle écarlate, irradie simplement dans le rôle de Prouhèze, jouant autant sur la chaleur de ses graves que par son médium envoûtant et ses aigus sans faille. Sur toute la longueur, la jeune cantatrice tient solidement le fil de cette histoire épique et intime. A ses côtés, Luca Pisaroni est lui aussi excellent, sombre et torturé à souhait, Jean-Sébastien Bou, que l’on retrouve toujours avec grand plaisir, campe un très maléfique Camille, Vannina Santoni une lumineuse et céleste Doña Musique,  Marc Labonnette excelle dans plusieurs personnages, Béatrice Uria-Monzon incarne une Isabel dépitée et jalouse, Yann Beuron un épatant Pélage, quand Max Emmanuel Cenčić, contre ténor, séduit en ange-gardien rigoureux. Julien Dran, Eric Huchet et la toute jeune Camille Poul complètent cette belle distribution sans oublier le magnétique Yuming Hey, dans le rôle du Chinois et Mélody Pini (Jobarbara) et Fanny Ardant dont la voix envoûte la scène de la Lune. Un voyage un peu long, mais sidéral.

Hélène Kuttner

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