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“La Séparation” : un grand spectacle

Hélène Kuttner 6 octobre 2025
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© Jean-Louis Fernandez

Aux Bouffes Parisiens, le metteur en scène Alain Françon réussit la gageure de monter l’unique pièce de Claude Simon, un huis clos tragi-comique écrit dans une langue superbe portée par cinq remarquables comédiens. Un théâtre frémissant entre la vie et la mort, qui saisit par sa puissance. 

Jeu de miroirs

La Séparation, qui n’a pas été jouée depuis 1966, fait se confronter et se croiser deux couples, évoluant chacun dans un cabinet de toilette. Dans le premier, Louise, une jeune femme, assise devant son miroir, échange avec son mari Georges sur la mort imminente d’une vieille tante qui n’en finit pas de s’éteindre. La cruauté et le mépris de Georges, évoquant « une montagne de graisse impotente … qui continue à ne pas crever » tranche avec la douceur tolérante de Louise qui voit dans cette vieille femme qui a vécu deux guerres la rouille du temps qui passe et la droiture morale d’une institutrice laïque que rien n’a fait plier. Léa Drucker a tout d’une héroïne tchékovienne dans sa robe de coton clair et l’observation maniaque dont elle fait preuve comme une scientifique, en faisant revivre les fantômes d’une vieille photo. Dans le rôle du mari, Pierre-François Garrel est impressionnant de présence et de rage, haute silhouette cabossée par le souvenir traumatique des deux guerres mondiales, et qui s’attache à la description sensuelle et poétique d’un rai de lumière courant sur le parquet. Mais ces deux-là se parlent sans s’écouter, l’un courant après une existence rongée par les traumatismes, cultivant un jardin où les poires pourries jonchent le sol, l’autre courant vers la vie, l’amour, en attendant la mort de l’aïeule.

Jalousie et frustrations 

© Jean-Louis Fernandez

De l’autre côté du plateau, séparée par une mince cloison, une autre femme se regarde dans le miroir de son cabinet de toilette. Elle enrage elle aussi contre la mort trop lente de la tante, peste contre son mari qui veut faire chambre à part, tout en l’assaillant de sa jalousie obsessionnelle,  nourrie par des gorgées de Cognac. Catherine Hiegel, boucles rousses qui lui donnent une allure de Gorgonne, maquillage d’outre tombe, est fantastique dans ce personnage d’une cruauté raciste et d’un ressentiment désespéré. Avec elle, c’est aussi le temps qui devient le personnage principal de la pièce, et la vieillesse, avec le corolaire du rejet de la mort. Méchante, alcoolique, Hiegel démontre une nouvelle fois la puissance démoniaque de son jeu, et colore d’une manière tragico-burlesque le personnage de Sabine, la mère de Georges. Quand au mari de Sabine, insulté à chaque minute, il n’a qu’à bien se tenir, engoncé dans un costume de bibendum et se déplaçant difficilement. Alain Libolt, dont on reconnait le phrasé élégant, se terre dans sa bibliothèque et ses livres de grec. L’absence de communication, ici aussi, à travers les logorrhées alcoolisées de Sabine, se fait criante, tout comme l’impression que les personnages sont en sursis de vie. 

Sous les mots l’herbe de la vérité

Que se cache-t-il derrière les mots de chaque personnage ? Dans le somptueux décor aux teintes claires de Jacques Gabel, éclairé de main de maître par Jean-Pascal Prat, dont les fenêtres s’ouvrent sur la nature, les mots de Claude Simon, emprisonné au Stalag IV B en Allemagne durant la Seconde Guerre, et qui fut tout d’abord peintre, agissent comme des touches de couleurs, impressionnistes, dans une mouvance fluide et précise. Chaque personnage possède sa partition, dont le lexique est serti comme un diamant. Violentes et rudes comme du silex, les répliques de Sabine, et de son fils Georges, s’échappent du cadre bourgeois pour piquer de manière cinglante l’interlocuteur. Ange de la mort, Catherine Ferran incarne la nonne sèche et bossue qui garde la vieille tante et veille sur son âme. Ces personnages sont ils vivants ou déjà morts ? Le théâtre ainsi réalisé fait le lien entre tous ces mondes, et révèle les sensations brûlantes derrière ces séparations.

Hélène Kuttner 

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