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La vérité de Roger Ballen : entretien avec l’artiste

20 mars 2014
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La vérité de Roger Ballen : entretien avec l’artiste

Mars 2014

Roger Ballen est un photographe sud-africain d’origine américaine. Géologue de formation et passionné de psychologie, il vit depuis plus de trente ans à Johannesburg où il a produit une œuvre conséquente, en noir et blanc, résolument inclassable. Sa photographie nous entraine dans un univers dérangeant et fascinant, mettant en lumière les failles de la « nation arc-en-ciel ».

Dans son nouvel ouvrage, Asylum of Birds, qui paraîtra à la fin du mois, l’artiste nous fait pénétrer dans un lieu aussi extraordinaire qu’effrayant, où volatiles et hommes ne font qu’un, dans des mises en scènes aussi puissantes que macabres.

Art Media Agency s’est entretenu avec Roger Ballen, qui nous fait plonger dans son monde.

Pouvez-vous nous présenter votre nouveau livre, ainsi que la genèse du projet ?

Asylum of the Birds sera publié à la fin du mois. C’est un projet sur lequel j’ai travaillé pendant cinq ou six ans à Johannesburg. Le livre contient 91 photographies, prises pour la plupart entre 2008 et 2013, avec le même appareil à pellicule négative noir et blanc dans un refuge près de Johannesburg.

Les graffitis et les dessins sont une composante essentielle de votre travail. Depuis quelques années, ils sont devenus —avec les animaux — de véritables protagonistes de vos photographies. Dans votre dernière vidéo, Asylum of the Birds, vous demandez à un homme de dessiner un visage sur un mur. Comment décidez-vous qui va dessiner ? Participez-vous à ces dessins ?

Il est très difficile de savoir, car chaque image est profondément différente. Parfois, quand je vais prendre des photographies, il y a des graffitis qui sont déjà présents sur les murs, parfois nous les enlevons. Parfois, je connais le style de certaines personnes, parfois je dis juste à cinq ou six habitants : « dessinez un oiseau » ou « dessinez un chien ». Parfois, les dessins sont uniquement de ma main. Bref, pour chaque photo c’est différent, c’est un vaste mélange qui ne connaît pas de règles précises.

Plus généralement, je dois travailler avec les dessins et ils sont un élément à part entière de ma pratique photographique. Parfois, les dessins arrivent à la fin de la photo, parfois ils sont partie intégrante du processus dès son origine. La difficulté c’est que, pour moi,  le dessin ne fait pas la photo. Si l’on regarde l’histoire de la photographie et les artistes qui ont travaillé sur le graffiti, photographier ces graffitis était leur but premier. Leur entreprise était documentaire — à l’instar des travaux de Brassaï. Personnellement, j’utilise les dessins à une autre échelle, dans une autre dimension de sens permise par la photographie. Les dessins ont une multi dimensionnalité de sens.

Pouvez-vous nous parler des oiseaux ? Était-il difficile de les prendre en photo ?

Quelle que soit la culture dont vous êtes issue, les oiseaux ont un sens symbolique. Ce sont des créatures qui lient le Paradis et la Terre. Ils sont signe de paix, de beauté. Ils signifient quelque chose qui se place au-delà de la condition humaine. Je pense vraiment que dans chaque culture, les oiseaux ont le même sens. Et ces oiseaux sont entrés en contact avec le monde Roger Ballen au travers de The Asylum of the Birds. La métaphore de la photographie est ainsi créée.

Nous interprétons votre travail comme une quête qui rechercherait son propre langage. Vous semblez être influencé par des photographes de renom, comme Henri Cartier-Bresson, Elliott Erwitt ou Paul Strand, mais en même temps, vous recherchez en permanence un langage expérimental et unique. Pouvons-nous voir, chez vous, une référence au surréalisme ? Un parallèle semble possible entre Un chien andalou et The Asylum of the Birds, particulièrement durant la scène d’énucléation. Cherchez-vous ce genre de relations, ou les interprétons-nous ?

Je connais ces films et la carrière de Dalí, mais toute mon œuvre est issue du travail avec les personnes sur place et de mon imagination. Je ne vois pas d’intérêt à vouloir me placer en surréaliste. Je travaille en fonction de mes propres règles. De manière évidente, je suis influencé par l’histoire de l’art et je suis fréquemment au contact d’œuvres, mais je ne sais plus vraiment ce que le mot « art » signifie. De nombreuses personnes se targuent d’être artistes sans que je sache même pourquoi elles veulent encore utiliser ce mot. Je travaille selon mes propres canons, en suivant mon esthétique, mon intuition, ma conscience. Je ne m’inspire pas vraiment d’autres travaux, je recherche du sens dans ce que je fais.

Après, j’imagine que cet il a quelque chose à voir avec le surréalisme, mais je ne me suis pas mis à chercher quelqu’un, autour de Johannesburg, qui avait un œil en verre à enlever. C’est un homme que je connaissais depuis longtemps à l’Asylum of the Birds, je l’avais vu plusieurs fois enlever son « il », c’est pourquoi j’ai pensé que ce serait une bonne idée de l’incorporer dans la vidéo.


Il y a des références au passé et à certains grands photographes dans votre œuvre, mais finalement votre langage est tout à fait unique et expérimental.


Je dirais que ma plus grande inspiration est de regarder un mur vide, blanc, nu. Créer des choses à partir de rien, c’est toute la vie. La vie provient de nulle part, elle vient de l’ombre comme je le dis à la fin du film. La vie provient du néant.

Au début d’Asylum of the Birds, vous dites-vous définir comme photographe et artiste. Il y a-t-il toujours un débat entre la photographie et l’art selon vous ?

On pourrait trouver beaucoup de peintres qui ne sont pas des artistes. Ce n’est pas parce que quelqu’un utilise de l’huile sur une toile qu’il est artiste. L’artiste est une personne qui témoigne du monde selon sa propre vision. Du moins, c’est ma conception. Je ne connais pas beaucoup de vrais artistes dans l’art contemporain et à mon sens leur majorité ne transforme pas le monde d’une manière qui pourrait avoir du sens. Les artistes utilisent des concepts répétitifs, qui ne vont pas bien loin.

Vos photographies ont souvent des caractéristiques sombres et dérangeantes. Utilisez-vous cela pour attirer l’attention sur votre travail ?

Non, je ne prends des photos que pour Roger Ballen. Je ne fais pas de photographie en imaginant quelle va être la réaction du public. Quand les gens disent quelque chose, je ne suis jamais convaincu de leur sincérité. Vraiment, je ne prends des photographies que pour moi-même. J’espère qu’elles aideront les gens à mieux se connaître, qu’ils auront des égards pour leurs contemporains, etc. Mais, sérieusement, il y a sept milliards d’individus sur terre, et je n’ai aucune idée de l’impact qu’aura mon travail sur eux.

L’exposition que j’ai en ce moment à Stockholm s’appelle « Roger Ballen’s Theater of the Absurd », donc j’imagine qu’il y a aussi beaucoup de comédie, d’humour et d’absurdité dans mes photos. Quand les gens disent que les photos sont sombres, j’ai plutôt envie de leur répondre qu’ils ont peur d’eux même. Pourquoi sont-ils si sombres ? Habituellement, c’est qu’ils n’ont pas été en mesure de se confronter à eux-mêmes.


Du point de vue chronologique, vous avez débuté avec des portraits et on perçoit aujourd’hui une certaine disparition de la figure humaine. Dans votre dernière œuvre, les protagonistes sont des oiseaux et d’une certaine manière l’ambiance même de la photo — avec parfois l’irruption d’un brin d’humanité.

Cette transformation était-elle prévue ou votre langage a-t-il évolué petit à petit ?
Cette transformation a eu lieu sur 30 ou 40 ans. Ma dernière exposition « Lines, Marks and Drawings » au Smithsonian de Washington montrait le développement des dessins et graffitis dans mes photos sur quarante ans. Ça s’est passé progressivement, ça n’a pas été un changement brusque. Les idées et les inspirations me venaient quand je travaillais chez les gens, quand ils avaient le droit de dessiner ou de faire leurs marques sur les murs. Alors j’ai pris des photos et j’ai utilisé les marques et dessins que l’on trouvait dans les maisons comme partie intégrante des photographies. C’est vraiment l’origine du processus.

Connaissez-vous les gens que vous avez photographiés pour Asylum of the Birds ?

Oui. J’ai passé cinq ans dans cet endroit, et quand on fréquente un lieu pendant cinq ans, ont fini par connaître la majorité des personnes qui y vivent. Certains partent, d’autres arrivent, d’autres restent pendant tout le temps que l’on fréquente le lieu. Il est nécessaire d’apprendre à connaître tous ces gens. Pour qu’ils aient confiance et qu’ils soient ouverts, il faut avoir une relation forte avec eux, sinon on ne survit pas. Si l’on ne sait pas comment agir dans ces lieux, dans lesquels j’ai passé cinq ans, on gicle. Les gens ne souhaitent pas travailler dans ces lieux instables, malsains. Ils sont remplis de personnes qui fuient. Ce sont des lieux violents, avec une criminalité élevée, des personnes psychologiquement instables, et c’est très pauvre. Ainsi, si on ne sait pas comment évoluer dans ces milieux, si on ne sait pas comment travailler avec leurs habitants, on ne dure pas plus d’un jour.


Vos premiers travaux, comme Dorps ou Platteland, révélaient la face cachée de la société des hommes blancs à la fin de l’apartheid. Ces images ont ouvert une plaie béante en Afrique du Sud et votre travail a été très critiqué. Comment envisagez-vous l’avenir de l’Afrique du Sud ? Comment vivez-vous l’évolution de la société des hommes blancs maintenant ?

Le premier point important : je ne suis pas un politicien. Je n’ai jamais voulu et je ne voudrai jamais être un reporter sociopolitique. Mon point de vue a toujours été psychologique. C’est pourquoi nombre de mes photographies sont aussi fortes et ont eu un impact sur l’inconscient des Sud-Africains. Fondamentalement, mes images ont trait à la condition humaine, au subconscient, à l’imagination et autres états de l’esprit. J’espère que je ne dirai jamais que mes opinions politiques ont eu une influence sur mon travail. Je ne veux pas m’engager — ou être engagé — dans la politique. Je considère cela comme un gaspillage de l’énergie qu’il me reste sur cette planète.

La seule politique qui m’intéresse est celle de l’esprit : comment une partie de notre esprit communique avec l’autre, comment l’une domine l’autre, comment l’une se révèle à l’autre, comment elle subjugue l’autre. C’est vraiment ce qui m’intéresse, comment l’esprit dialogue avec lui-même, et pas la politique en Afrique du Sud. Je ne suis pas candide — j’ai des diplômes en psychologie et en géologie, je suis quelqu’un d’éduqué —, mais mon énergie doit se concentrer sur ce qui a du sens, c’est-à-dire la psychologie, l’esprit, la psychologie de ma propre existence et celle de la condition humaine.

Vous travaillez en essuyant de nombreuses critiques de la société. La politique fait-elle inéluctablement partie de l’art ?

C’est l’un des traits de cette société, et malheureusement les gens ont du mal à voir au-delà, les médias non plus. Même dans l’art contemporain, la majorité des magazines et journaux d’art ne traitent que des célébrités. Une grande partie du business de production et de vente d’art a été pervertie, en mon sens. L’esprit et la poésie ont été égarés il y a une vingtaine d’années. L’art contemporain est devenu un marché assez obscène.

Vous avez déménagé en Afrique du Sud il y a près de 30 ans afin de devenir artiste. Pensez-vous que vous seriez devenu artiste si vous étiez resté aux États-Unis ?

Vous savez, je n’en ai aucune idée. J’aurais pu devenir le futur Bill Gates (rires). J’aurais pu devenir le prochain Picasso et je n’aurais peut-être jamais pris de photo. On ne sait pas ce qui aurait pu advenir, on ne sait jamais. Tout est si circonstanciel dans la vie. Une chose mène à une autre, qui mène à une autre. C’est comme le corps humain, fait de milliards de milliards de cellules. La vie humaine est faite d’une suite infinie d’expériences. Par exemple, je ne sais pas où va me mener le fait de vous parler actuellement, peut-être quelque part, qui sait ?

Vous avez eu un succès commercial notable en tant qu’artiste. Quel est votre ressenti sur le marché de l’art actuel, et comment se comportent vos œuvres au sein de ce marché ?

Je pense que le marché de l’art est extrêmement complexe. Ce n’est pas comme les autres secteurs, beaucoup plus aisément quantifiables. Le marché de l’art est influencé par la mode, les goûts, la célébrité, le timing, par certaines personnes très riches, etc. Ce n’est donc pas un marché qu’il est aisé d’analyser. Je pense qu’il est même au-delà des analyses, d’une certaine manière.

Parfois, on voit certaines photographies réaliser des millions tout en ayant des problèmes fondamentaux de composition. D’autres fois, on peut voir des photographies qui ne parviennent pas à dépasser les 1.000 $ en vente. Je ne comprends pas comment une toile de Hirst — qu’il n’a même pas faite — avec des points se vendrait des millions de dollars alors que certaines peintures ou photographies de qualité ne trouvent pas d’acquéreur. Je n’ai même pas le balbutiement d’une réponse sur le fonctionnement du marché de l’art. Comme je l’ai dit, je pense qu’il est dominé par les modes et les gens riches. Tout ce que l’on peut faire c’est produire les meilleurs œuvres possibles, essayer de montrer le travail des artistes et faire de son mieux pour le promouvoir. Parfois, ça marche, parfois non.

Vous considérez-vous comme un photographe inscrit dans la tradition sud-africaine — comme Santu Mofokeng ou David Goldblatt ? Ou préférez-vous la position de l’outsider ?

Je ne me considère pas du tout inscrit à une tradition ici. Je n’ai jamais eu aucun contact avec ces photographes. En fait, certains ont même été délétères pour moi du fait de leur orientation politique. Je n’ai vraiment aucune relation avec ces gens. Beaucoup de jeunes photographes connaissent mon travail et apprécient ce que je fais. Et d’innombrables personnes veulent travailler avec moi. Des gens comme David Goldblatt me considèrent toujours comme une menace parce qu’ils n’aimaient pas ce que je faisais avant. Ils ne comprennent toujours pas ce que je fais aujourd’hui. Je suis donc resté plutôt à l’écart du monde de la photographie en Afrique du Sud.

En ce moment, je travaille beaucoup sur le projet d’une fondation dont le but est de promouvoir la compréhension et l’apprentissage autour de la photographie en Afrique du Sud. J’ai consacré de temps, de l’énergie et de l’argent à ce projet, pour que la photographie soit reconnue comme une forme artistique.

La situation en Afrique du Sud change politiquement et socialement. Voulez-vous toujours y vivre ?

Je n’aime pas trop la manière qu’a la planète de tourner, quel que soit l’endroit. Mais c’est à cause de problèmes humains, plus que politiques. Les humains créent les problèmes, ils sont ce qu’ils sont. Les pires atrocités de l’histoire ont été en Europe, il y a cinquante ou soixante ans. Ce que les Européens ont fait été terrible, ce que les Américains ont fait au Vietnam était terrible, ce que les Russes font en Ukraine est terrible. C’est le monde dans lequel on vit, ça n’a jamais été différent et ça ne le sera jamais, je pense.

Il ne faut pas être utopique, il faut trouver sa vérité, travailler dur et trouver une signification à sa manière. L’Afrique du Sud a des problèmes, mais j’ai toujours vu des problèmes liés au facteur humain, partout.

Si je pouvais vivre à manière, j’aimerais vivre dans un lieu près d’une mer magnifique ou je pourrais aller tous les jours faire de la plongée. Il y aurait de belles montagnes verdoyantes, et je pourrais regarder les oiseaux, les insectes, les poissons, etc.

Mais quand on vit dans de grandes villes avec beaucoup d’habitants, on se confronte vite à ce genre de problèmes. Quand ils s’aggravent, on a des guerres. Parfois, ça va mieux et la situation est plus pacifique. Cependant, l’histoire humaine n’est qu’un éternel recommencement, fondé sur nos instincts. L’Afrique du Sud a des problèmes, mais c’est un beau pays.

Art Media Agency

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