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Entretien avec Sebastiàn Silva

11 octobre 2009
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Paris, Samedi 26 septembre 2009.

 

Bonjour, pouvez-vous nous présenter rapidement votre film ?

 

« La Nana » parle d’une femme qui s’appelle Raquel et qui est employée domestique chez une famille de la petite bourgeoisie chilienne. On découvre le personnage de Raquel dans un moment de très forte tension. Elle se soigne, elle est fatiguée et se pose de plus en plus de question face à sa situation. C’est une femme qui travaille depuis plus de vingt ans pour la même famille. Un jour la patronne, à savoir la mère, veut embaucher une autre bonne pour l’aider dans ses tâches quotidiennes. Mais Raquel, au lieu d’accepter cette aide, décide de combattre ses collègues qu’elle considère comme des menaces à la place qu’elle occupe dans la famille. Mais un jour se présente une nouvelle bonne qui cette fois va lui faire changer de vision sur elle-même et sur ce qui l’entoure.

 

Comment pouvez vous expliquer l’existence du personnage de la bonne au Chili et dans toute l’Amérique Latine alors qu’il est beaucoup moins courant en Europe ?

 

C’est en effet quelque chose d’assez extravaguant socialement parlant. Personnellement je ne peux pas dire d’où cela vient, mais je suppose que c’est une forme d’héritage du colonialisme et de comment on vivait à cette époque dans ces pays. C’est aussi comme un héritage de l’esclavage. Ces bonnes sont des serviteurs permanents qui travaillent sans relâche sept jours sur sept et 24h/24. L’employeur peut très bien lui demander à quatre heures du matin qu’elles lui préparent un sandwich. Si c’est une institution typiquement sud-américaine, j’imagine que cela existe aussi sur d’autres continents, dans d’autres pays comme les Philippines ou l’Afrique du Sud. Ce sont des lieux ou il y a beaucoup plus de chômage et ou la société est comme moins sophistiquée.

 

Est-ce que votre film se présente dès lors comme une critique sociale ?

 

Oui, mais pas intentionnellement. C’est un film qui cherche avant tout à donner des lumières émotionnelles plutôt que de faire une critique sociale. Il s’intéresse essentiellement au personnage de Raquel et non pas à sa condition sociale.

 

« La Nana » (la bonne), pourquoi avoir choisi ce thème ? Quelle est la part de vécu ?

 

Ma famille fait partie de cette petite bourgeoisie chilienne. Ma mère travaillait, mon père travaillait, et moi et mes six frères et sœurs avons eu dès notre plus jeune âge un bonne pour s’occuper de nous. C’était une employée « puerta adentro » (d’intérieur), c’est-à-dire qu’elle vivait dans la maison, avait sa propre chambre et s’occupait de nous. C’est cette particularité que j’ai cherché à mettre en évidence dans mon film. C’est donc un personnage que j‘ai connu, et que je considérais comme une troisième figure d’autorité, après ma mère et mon père. Ma « nana » me donnait des ordres, m’obligeait à manger, à aller me coucher etc…Les bonnes au Chili ne sont pas très cultivées, ce n’est pas quelque chose qu’on leur exige. Ce ne sont pas des institutrices, mais plus des femmes de ménage et des cuisinières. Elles vous nourrissent, vous lavent vos vêtements, vous accompagnent à l’école, mais elles ne vous éduquent pas. Elles n’ont pas la responsabilité de votre « formation » spirituelle ou intellectuelle.

 

Vous êtes vous inspiré de votre propre « nana » pour le personnage de Raquel ?

 

Oui. L’histoire de la « nana » du film est basée sur celle qui a longtemps travaillé pour ma famille. La raison pour laquelle j’ai réalisé ce film était de mettre en avant la relation émotionnelle que j’avais ressentie envers ma bonne. L’idée est de montrer la situation paradoxale de ce personnage qui consacra sa vie au service de ma famille, mais sans jamais en faire vraiment partie, puisqu’elle vivait dans des conditions beaucoup moins agréables et ne participait pas aux activités familiales comme les fêtes de Noël ou les vacances. Il y avait aussi la volonté de faire un film sur un personnage extrêmement populaire au Chili. Beaucoup d’autres chiliens ont construit une relation émotionnelle avec leur « nana », ce n’est pas du tout un phénomène isolé. Enfin, l’histoire entre Raquel et Lucy s’est véritablement déroulée dans ma maison.

 

Comment avez-vous découvert Catalina Saavedra, l’actrice qui interprète le rôle de Raquel ?

 

Elle est avant tout actrice au théâtre et elle a joué des petits rôles à la télévision. Je l’ai connu lors du tournage de mon premier film. Elle jouait alors un rôle mineur plutôt comique, et c’est là où je me suis rendu compte du talent extraordinaire de cette femme très surprenante. Catalina peut jouer n’importe quel rôle à la perfection. Elle m’avait tellement convaincu à la fin du tournage de mon premier film que je lui avais fait la promesse de lui donner le rôle principal de mon prochain film, à savoir « La Nana ».


Votre film joue essentiellement sur deux registres : l’angoisse et la joie. Est-ce en soi un moyen de faire passer un message ? Et si oui quel est-il ?

 

Je vais citer quelque chose que j’ai déjà répété à tous les autres journalistes qui m’ont interviewé. Walt Disney a dit qu’en termes de narration, chaque larme devait apporter par la suite un rire. Je suis totalement d’accord avec sa phrase. Mon film cherche à dresser un portrait de la vie le plus réaliste possible, et pour moi les ingrédients de la vie sont le malheur incarné par les larmes et le bonheur incarné par les rires. J’ai donc insisté sur ces deux registres pour parvenir à un degré de réalisme le plus élevé possible.

 

Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser une caméra DV pour tourner votre film ?

 

Pour des raisons financières essentiellement. J’ai également choisi ce format parce qu’en tant que nouveau réalisateur, j’aurais très bien pu filmer en 16 mm ou en 35 mm, mais comme j’estimais ne pas avoir suffisamment d’expérience, cela aurait une trop lourde responsabilité, car je n’aurais pas eu droit à l’erreur en manipulant ce matériel très couteux. Je voulais avoir la liberté de faire toutes les prises que je souhaitais, et ne ressentir aucune culpabilité à vouloir filmer toutes ces prises et de n’en garder que quelque unes. De plus, le format digital me semblait davantage correspondre à la réalisation d’un film intimiste. Ca marche beaucoup mieux. Je crois que le préciosisme cinématographique n’est pas quelque chose qui correspondait nécessairement à l’histoire que je voulais raconter. De nos jours, la proportion de film tourné à la maison et visualisable sur des sites comme Youtube fait que l’intimité s’exprime beaucoup plus par la vidéo que par le cinéma.

 

Est-ce que le format DV a-t-il été parfois une contrainte dans votre travail ?

 

Oui, il y a une chose que je n’aime pas avec la vidéo, c’est filmer les scènes d’extérieur. Heureusement le film est tourné à 80% à l’intérieur d’une même maison. Les scènes d’extérieur sont généralement très laides avec la vidéo, ça a donc été une véritable gêne. A l’intérieur de la maison nous avons utilisé très peu d’éclairage pour que l’image obtienne un grain bien précis qui me plaisait beaucoup.

 

Dans votre film les plans sont souvent éloignés de l’action et il y’a très peu de champ/contre champ. Comment justifiez-vous cela ?

 

Pour moi le champ/contre champ est un format qui est totalement installé dans le langage cinématographique, mais qui reste très artificiel. C’est pour cette raison que je l’emploie très peu dans mon film.

 

Quelles ont été vos influences pour rédiger le scénario ?

 

Tout d’abord mon film est basé sur une histoire vraie. Ensuite il faut savoir que je ne considère pas le scénario comme une véritable forme littéraire mais plutôt comme une simple recette ou je trouve moi-même les ingrédients pour réussir mon film. C’est pour cela que je suis incapable de citer un auteur en particulier. Je sais seulement que j’aime les scénarios secs et simples, sans artifices et sans enrobages. Je n’aime pas les scénarios ou les scènes sont très longues, avec des descriptions interminables. Ce que j’aime c’est d’arriver sur le plateau de tournage avec un scénario bouclé et dont j’ai totalement confiance. Cependant durant le tournage les acteurs ont une liberté absolue pour changer des lignes du texte ou proposer de nouvelles scènes. Le plus important c’est que les scènes parviennent au final à communiquer leur message. Chaque scène que j’écris est un apport à l’histoire, et cet apport doit être bien explicite aux yeux du spectateur sinon la scène ne sert à rien.


Vous êtes musicien, pourtant votre film est dépourvu de musique sauf lors du générique de fin. Pourquoi ?

 

Je suis dessinateur, musicien et cinéaste, et je crois qu’il faut rester très puriste et que ce n’est pas parce que je suis musicien que je dois forcément penser à mettre de la musique dans mon film. Au départ je pensais mettre une bande son, mais quand j’ai vu la première copie j’ai trouvé qu’il y’avait déjà tellement de sons organiques que j’ai abandonné l’idée. Entre le bruit des voix des personnages, ou le son provoqué par leurs actions, par exemple lorsque Raquel lave la vaisselle, il y a toujours un son, et ce son était tellement organique et apportait tellement de réalisme au récit qu’il valait mieux que n’importe quelle musique. Les tonalités dans le film sont très régulières et très hypnotisantes et j’adorais cet effet.

 

C’est un bon début pour vous avec autant de récompenses à Sundance, vous devez être très heureux…

 

Je suis très content de cette reconnaissance et ça a été une excellente opportunité pour pouvoir parler du film et du sujet des « nana », parce que c’est un sujet qui m’est très familier, que j’ai vécu et donc je peux partager mon expérience avec d’autres personnes. Emotionnellement ça a été aussi très spécial de voir que le film ait du succès partout ou il a été distribué, dans des pays aux cultures opposées comme Taïwan, la France, la Pologne ou encore le Pérou. J’ai la conviction que le film est parvenu à son objectif en diffusant un message très universel. Cette récompense internationale m’a ouvert de nouvelles portes. Cela fait onze ans que je vis à New York, j’ai toujours aimé cette ville et j’attendais l’opportunité de pouvoir tourner un film aux Etats-Unis, et avec Sundance cette opportunité est enfin arrivée. A présent je travaille avec une distributrice et une productrice américaine et j’ai deux nouveaux projets là-bas.

 

Quels sont vos projets?

Je pratique régulièrement de la danse moderne. Mais aussi la musique, pourtant j’estime ne pas être un vrai musicien, bien que je pratique certains instruments depuis plusieurs années. J’ai écrit quelques chansons et mélodies, mais je ne suis pas instrumentiste, je n’ai pas le don de la musique. Je travaille avec des producteurs musicaux. Sinon je peins. J’ai fait quelques expositions au Chili, à New York et à Pékin. J’accumule mes œuvres d’art et j’essaye chaque jour de m’améliorer.

J’ai actuellement trois projets de films. Le premier est un film mineur qui sera tourné au Chili avec les deux actrices principales du film « La nana » et qui s’appellera « Gatos viejos » (Les vieux chats). Le film racontera l’histoire de la relation entre une mère et sa fille. La fille est cocaïnomane et la mère commence à avoir les premiers symptômes de la maladie d’Alzheimer. Cette-dernière va alors être manipulé par sa propre fille lors de la signature des papiers concernant l’héritage familial. Je vous rassure la fin sera heureuse (rires). Ce sera un film encore plus petit en terme de production, avec seulement quatre acteurs, et là encore filmé avec une caméra digitale.

Le second projet est plus important et sera tourné aux Etats-Unis. Le film s’intitulera « Second Child » et racontera l’histoire d’un jeune garçon de huit ans qui va découvrir lors d’une réunion de famille à la campagne qu’il éprouve des sentiments amoureux pour son parrain. Mais parmi les autres enfants il y’a une fille qui va elle tomber amoureuse du garçon et à partir de là toute la famille va tenter de les rapprocher. Le film tentera de faire passer un message affirmant qu’aujourd’hui encore, la société à du mal à accepter qu’une personne puisse naître homosexuelle.

Enfin le troisième projet est un conte de fée très réaliste, une sorte de cinéma vérité, intitulé « Fist full of dirt », et qui racontera l’histoire d’un jeune polonais de 18 ans qui vie dans une ville portuaire, et qui un jour en allant ramasser des crabes rencontre furtivement une sirène, et décide de la pourchasser. Le fait est que la situation sociale du garçon est très déprimante. Il vit dans une maisonnette insalubre avec une mère atteinte d’un cancer, un père infidèle et accrocs au sexe, une grand-mère catholique et très stricte et enfin une sœur déjà maman et qui doit s’occuper à elle seule de toute la famille. La sirène incarne donc une sorte d’échappatoire aux drames quotidiens du jeune garçon, mais il doit subir la concurrence d’un vieil homme qui a lui aussi rencontré la sirène. C’est un film ou se confronteront trois mondes : la nature avec les paysages, la mer, les mouettes. L’humanité avec la famille et le mythe avec la sirène. L’idée est d’étudier ces trois mondes du même point de vue anthropologique et froid, afin que le public puisse se représenter des comportements humains dans des événements naturels. Par exemple qu’il puisse voir dans une simple tempête climatique en réalité une tempête dans les relations entre les membres de la famille. Ce sera un film ou les dialogues n’auront aucune importance. Les acteurs parleront en polonais et ne seront pas sous-titrés. Le challenge c’est que chaque scène, chaque action explique à elle seule l’évolution du film et des personnages.

 

Le cinéma latino américain est en plein essor à l’image notamment du cinéma mexicain avec des réalisateurs comme Cuaron, Del Toro et des scénaristes comme Arriaga. Pensez-vous que le cinéma chilien a potentiellement cette dynamique en lui ?

 

C’est possible. Mais je pense qu’il n’existe pas au sein de l’industrie du cinéma chilien l’ambition de devenir le nouveau fournisseur de films « Hollywood ». Aujourd’hui les meilleurs réalisateurs mexicains travaillent tous à Los Angeles. De plus, en termes de cinéma, parler de cinéma français, mexicain ou chilien est à mon sens une simplification déplorable. Les films ne représentent pas forcément leur pays, et je ne pense pas qu’aujourd’hui qu’il existe un cinéma mexicain tenant le même discours. Si vous prenez un film mexicain et que vous changez la langue, cela pourrait très bien correspondre à un film d’un autre pays. On ne peut pas diviser les différentes catégories de cinéma en fonction des pays mais plutôt en fonction de la qualité.

 

Y’a-t-il des initiatives d’Etat au Chili de financement du cinéma comme cela se fait en France ?

 

Non. Nous avons postulé avec mon équipe pour un fond d’aide à la rédaction du scénario mais nous n’avons pas reçu le moindre « peso ». J’ai seulement reçu une lettre de félicitations de Michèle Bachelet (Présidente du Chili) après mes récompenses à Sundance. « La nana » a été financée grâce à des fonds privés. Je pense que c’est difficile de faire un film partout dans le monde, mais au Chili j’ai eu beaucoup de chance puisque ma carrière dans les arts graphiques et dans la musique m’a permis de me faire beaucoup de contacts, et notamment des producteurs et des distributeurs chiliens. Une fois le scénario rédigé, je savais donc à qui m’adresser. De plus, la société chilienne est petite, et les producteurs ne sont pas si nombreux que ça, ils ne forment pas une industrie imposante et opaque comme à Hollywood ou à Paris.

 

La France est un grand pays de cinéma. Connaissez-vous ce cinéma et vous a-t-il influencé ?

 

« L’Enfant sauvage » de François Truffaut est mon film préféré. J’admire Jean-Luc Godard comme cinéaste mais je le méprise comme poète. Il a une vision admirable du cinéma et de la façon de faire du cinéma, mais malheureusement il la mélange trop avec sa poésie. L’honnêteté émotionnelle de Truffaut m’inspire beaucoup, tout comme Agnès Jaoui, une réalisatrice qui a une connaissance des émotions très lucide. Je ne suis pas grand connaisseur du cinéma français, mais en général c’est un cinéma que je trouve un peu trop hermétique et qui manque de spontanéité, comme s’il y avait trop de silence.

 

En tant que spectateur que pensez-vous de votre film ?

 

Je suis fan ! (rires) Plus sérieusement je suis très fier du résultat parce que je voulais que le film soit le plus réaliste et naturel possible. Esthétiquement c’était quelque chose que je désirais plus que tout et j’avais peur de ne pas y parvenir, et quand je me suis aperçu que j’y étais parvenu ça m’a fait comme l’effet d’avoir acquis une nouvelle technique de langage cinématographique avec laquelle je peux travailler quand je le souhaiterais. C’est un cinéma que j’ai appris à faire. J’ai le sentiment d’avoir réalisé un film comme l’ont fait auparavant des réalisateurs comme Cassavetes ou Lars Von Trier, et qui sont considérés je crois comme « néo réalistes ».

 

 

Entretien réalisé par François SLAMA

Traduction : Miguel FARINA

 

 

La Nana (la bonne)

de Sebastiàn Silva

avec Catalina Saavedra, Claudia Celedon, Alejandro Goic…

 

Sortie le 14 Octobre 2009

 

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