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Ken Loach : «La guerre est privatisée »

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Ken Loach – «La guerre est en train d’être privatisée délibérément »

Photo Ken Loach 1Ken Loach est un cinéaste fondamentalement engagé. A quelques jours du scrutin qui tient la Grande-Bretagne en haleine, il a présenté son manifeste politique contre la logique du marché et contre l’austérité. Il y a un an il créait Left Unity, l’équivalent britannique du Syriza Grec. Retour sur l’interview de ce grand cinéaste anglais, à l’occasion de la sortie de son film Route irish. Construit comme un thriller, entre Liverpool et Bagdad, il n’en reste pas moins ouvertement politique, sur un thème toujours plus d’actualité. 

Fergus, Frankie : leurs prénoms sonnent comme des rafales. De mitraillette, par exemple… Surtout quand ils sont assénés avec l’accent heurté, blessé, des prolos de Liverpool. Fergus, Frankie : c’est ainsi que se nomment les anti-héros du nouveau film de Ken Loach, Route irish. Deux amis d’enfance qui brûlent leurs vies en Irak, parce qu’il n’y a plus rien à espérer en Angleterre, parce qu’ils sont mercenaires, parce que c’est le moyen de se faire du blé. Quitte à tout perdre, notamment leur humanité. Fergus, Frankie : le cinéaste britannique, résolument d’extrême-gauche, connu pour ses positions farouchement anti-guerre (et anti-Blair), les a voulus poignants et durs aussi. Réalistes, dit-il, comme l’est de toute façon son œuvre : controversée ou célébrée, mais opiniâtre quoi qu’il en soit. De passage à Paris, Ken Loach – aussi doux et exquis, dans la vie, que ses films sont engagés – s’en explique sans détours. Et sans concessions. 

Ariane Allard (Artistik Rezo) : Fergus et Frankie sont deux « contractors » anglais qui monnayent leurs compétences en Irak. Pourquoi en avoir fait des mercenaires plutôt que des soldats ?

Ken Loach : Parce que la guerre, aujourd’hui, s’est privatisée. C’est d’ailleurs ce qui fait la différence avec les guerres précédentes. Le métier de la guerre est en train d’être privatisé, délibérément, sous nos yeux. Si le gouvernement britannique a pris la décision de retirer ses soldats d’Irak et d’y envoyer des mercenaires, c’est pour deux raisons. D’abord parce qu’en privatisant cette guerre, il la cache. De fait, quand un militaire meurt en terre étrangère, il a droit aux honneurs lorsque son  corps est rapatrié. Alors que le mercenaire, lui, il revient dans une boite anonyme. L’État a moins d’obligations. Et ensuite, parce que cette guerre, hé bien… elle tourne en rond ! Ainsi, aujourd’hui, force est de reconnaitre qu’elle a été menée pour le bénéfice des grandes compagnies pétrolières. Et que, désormais, ce sont les sociétés privées de sécurité qui, grâce à elle, engrangent des bénéfices colossaux 

Vous avez fait des recherches sur ce sujet, éminemment polémique ? Vos acteurs aussi 

Photo Ken Loach 2Les recherches, c’est plutôt Paul Laverty, mon scénariste, qui les a menées au départ. Mais on a clairement rencontré, ensemble, beaucoup de gens. Des ex-soldats désormais sous contrat, là-bas. Des dirigeants de compagnies privées. Des infirmières aussi, qui ont passé des années auprès d’anciens soldats et nous ont parlé de leur difficile, sinon impossible travail de deuil. Quant aux acteurs, ils sont partis, parfois, en entrainement militaire, en Jordanie et en Angleterre. Et puis, bien sûr, je leur ai demandé de rencontrer plein de gens qui avaient des points communs avec leurs personnages. Des agents de sécurité et des Irakiens. Beaucoup. Cette préparation était nécessaire.

Dans un souci de naturalisme, puisque c’est l’étiquette qui colle à votre œuvre depuis l’origine, à l’aube des années 70 ?

Oui, le réalisme… Vous savez, au départ de toute façon, si l’on veut faire un film, hé bien, on doit forcément se coltiner avec la réalité ! En tout cas, se rendre compte de l’état de la société dans laquelle on vit, de ses contradictions. Après, quand vous voulez en faire une fiction, il faut évidemment trouver un personnage, une histoire, une narration qui permettront de donner vie à tout ça. Mais à mon avis, quelle que soit la texture de votre film, quel que soit son style, c’est obligé qu’il y a ait un rapport avec la réalité ! Après, moi, j’essaie de faire des films dont la texture, la matière, est sincère par rapport à la vie. Pour que le public ait l’impression d’observer une situation, même s’il n’y est pas.

Quitte à lui montrer des scènes violentes, difficiles, comme cette scène de torture dans Route irish ?

C’est une scène pivot dans la narration du film. Cela fait partie des choses cachées, mais qui se font avec l’autorisation du gouvernement des États-Unis, donc implicitement du gouvernement britannique puisque l’on ne s’est jamais dissociés d’eux. Et puis, du point de vue dramaturgique, la relation entre le tortionnaire et la personne torturée évolue. D’abord, il commence par mentir, puis il change son histoire, et encore, et encore. Du coup, on ne sait pas s’il dit la vérité. Et à la fin, il est prêt à dire n’importe quoi pour échapper à la torture. Ce qui montre bien que non seulement la torture est inégale, mais qu’elle ne sert à rien !
Route irish est construit comme un thriller, un homme – Fergus – enquêtant sur la mort suspecte de son meilleur ami, Franky. On comprend bien que c’est une façon de l’ouvrir à un plus large public. Mais le message politique ne risque-t-il pas, du coup, de passer au second plan ?

En fait, ce sujet, on en parlait depuis longtemps avec mon scénariste. Il fallait juste que l’on trouve le bon angle pour l’aborder. D’une certaine façon, je crois que c’est le film le plus compliqué que l’on ait jamais fait ensemble, Paul et moi ! Pour moi, en tout cas, c’est un film ouvertement politique, même s’il n’y a pas un seul discours politique à l’intérieur. Tout passe par l’action. Quoi qu’il en soit, je ne pourrais pas faire un film avec un point de vue qui soit contraire au mien !

Propos recueillis par Ariane Allard

 

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