Lecture : La chair des sentiments – Théâtre du Marais

Les sentiments s’incarnent. Ils s’ancrent dans notre chair et disent nos troubles, nos déchirements intimes, nos attentes et nos peines. C’est le challenge de cette ambitieuse narration qu’Eloïse Ambrosini a empoigné au cœur même du vécu d’une héroïne dans sa vie de jeune femme amoureuse, dans “La Chair des sentiments”, pièce de théâtre mettant en scène trois comédiennes qui interprètent une seule et même femme, Clara.

Il fallait bien ces trois voix pour restituer les conflits intérieurs qui déchirent une âme en proie au désir et à la passion, sans cesse déchirée et heurtée dans ses élans les plus naïfs par l’égoïsme et la froideur profonde du cœur d’un homme, un bel indifférent à la Cocteau que l’on ne voit jamais mais qui mène la danse des déchirements, des espérances folles et des désillusions. Si grandir est vraiment nécessaire – ce qui peut se discuter –, ce n’est pas le destin que l’on souhaite à l’héroïne de cette pièce en un acte écrit sous forme de lettres, de sms et de tous moyens contemporains de communication ( si l’on peut dire ) par lesquels un garçon et une fille, tentent de se connaître et ne parviennent finalement qu’à se séparer, tant la pureté des sentiments souffre de cette difficulté de fond, aujourd’hui : celle de ne pas savoir s’écouter mutuellement, pour n’écouter finalement que soi-même.

L’humour, la tendresse et le sens de la dérision ne font pas défaut à la plume d’Eloïse Ambrosini, que l’on sent, dans le récit qu’elle nous livre à trois voix parfois harmonieuses, parfois dissonantes entre elles, surtout marqué de l’empreinte des âmes blessées par un grand amour qui finit par se noyer dans la passion amoureuse et manque, comme dans la vie, son accomplissement dans la seule issue dont nous rêvons tous avec tant de difficulté à atteindre : la plénitude et le sentiment nés de cette même chair qui fait battre le sang dans nos veines et nos vies et qu’enfin, par l’autre, nous sommes reconnus, comblés et existons.

Clara ne rejoint pas à travers ce héros le bonheur auquel elle aspire et qui transfigurerait sa jeune vie. Mais gageons, en la voyant glisser peu à peu vers un dialogue intérieur, – son propre dialogue, où elle ne s’adresse quasiment plus qu’à elle-même dans ce triptyque à l’effet de miroir -, qu’elle se rejoindra elle-même un jour, un soir, une nuit ou une aube, en ayant beaucoup appris de toutes ces douleurs pour tisser avec un autre que ce héros sans consistance, la trame d’un véritable amour. Clara décortique, se parle à elle-même, tente de comprendre ce qu’est l’amour et qu’est-ce qu’aimer, puis dans un dernier souffle, elle se bat contre elle-même, s’énerve, rigole et s’interroge… sur l’amour et la femme qu’elle souhaite devenir, avant de faire un choix, après s’être dépouillée et avoir mis à nu son âme sur scène. Voilà ce que nous offre, mise à vif, “ La Chair des sentiments “. Et nous ne bouderons ni notre plaisir, ni l’occasion qui nous est donnée avec cette pièce de mieux entrer dans ce mystère de l’amour qui nous parle à tous de si loin, depuis toujours et pour toujours, que ce soit à voix feutrée, mezzo voce ou dans les cris autant que dans les chuchotements.