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“Au nom du ciel” ou les oiseaux de paix de Yuval Rozman

Hélène Kuttner 6 décembre 2025
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AU NOM DU CIEL de Yuval Rozman © Frédéric Iovino

© Frederic Iovino

Comment parler avec humour et détachement du conflit israélo-palestinien qui dure depuis des décennies ? Dans une fable pleine d’ironie et de malice, l’artiste Yuval Rozman s’efforce de nous faire prendre une distance philosophique et céleste avec un dialogue entre trois oiseaux perchés au dessus d’un local poubelle à Jérusalem. Entre théâtre, cabaret et acrobatie, les comédiens Cécile Fisera, Gaël Sall et Gaëtan Vourc’h nous émerveillent par la justesse de leur propos et la féérie de leurs costumes entre ciel et terre.

© Frederic Iovino

Dans un lieu perché entre ciel et terre, au milieu de nulle part, un drôle d’oiseau couvert de plumes aux couleurs criardes nommé Bulbul, incarné par le formidable Gaël Sall, fait la pluie et le beau temps. Il pérore bruyamment, consomme une grande quantité de fruits, d’insectes et de graines et possède un franc parler caustique. Sa camarade « la drara », interprétée avec brio par Cécile Fisera, jeune oiselle vêtu d’une superbe robe lamée bleu turquoise, se lasse de l’écouter parler. Elle hoche de la tête, surveille son nid, et sans aucun filtre, finit par enguirlander son compagnon le Bulbul qui semble toujours chercher à amuser l’auditoire. Il fait le clown, des ronds de jambes et des pirouettes, avec des blagues à deux balles, comme pour conjurer le drame que tous deux, les oiseaux perchés dans ce ciel de Jérusalem, ont vu du haut de leur canopée. Le 30 mai 2020, peu de temps après la fin du confinement imposé par l’épidémie de COVID 19, Iyad Al-Hallaq, un jeune Palestinien autiste de 32 ans, est tué par plusieurs balles par des gardes frontières israéliens, dans la vieille ville de Jérusalem, à quelques mètres du centre spécialisé où il travaillait. Pour justifier ce meurtre, le commandant du jeune soldat qui a tiré a évoqué le fait que le Palestinien avait un masque et des gants noirs, qu’il a couru, sans doute effrayé par les sommations des policiers, et que celui qu’ils ont pris pour un terroriste armé s’est réfugié dans un local à poubelles. 

Haine contre haine, peur contre peur

© Frederic Iovino

C’est ce fait divers tragique qui a hanté les murs de Jérusalem durant un certain temps, l’image d’Iyad, enfant dans un corps d’adulte, affichée et partagée sur les réseaux sociaux, victime expiatoire d’un conflit nourri par la haine et la peur, qui est au coeur de cette création de Yuval Rozman. L’artiste poursuit le quatrième opus de sa Quadrilogie de ma Terre, un cycle de travail autour de son identité et sa relation à son pays natal, Israël, alors que depuis le traumatisme de la tuerie du 7 octobre 2023 et les représailles sanglantes à Gaza, on peine à retrouver des raisons d’espérer. « Je me situe entre la catastrophe et l’espoir » écrit l’auteur, dont la voix s’exprime autant à travers le bec du Bulbul et sa quête d’amour, que par la vivacité rageuse de sa commère la Drara. Car tous deux décident de mener une enquête sur la mort de Iyad, eux qui ont tout observé des nuages au dessus des locaux des poubelles, au dessus des check point et des barbelés. Un troisième larron, le Martinet noir, campé par le délicieux Gaëtan Vourc’h, lymphatique personnage à la haute stature, est appelé en juge de tribunal. Comme chez Aristophane, « Les Oiseaux » se décident à rendre une justice démocratique. 

L’humour comme arme politique

© Frederic Iovino

Dans un décor de cabaret, des lumières en fête, les trois bestiaux sont parés de costumes fantastiques, mélanges de tissus et de plumes absolument splendides, créés par Julien Andujar. Leur évolution est chorégraphique, et parfois ils s’élèvent dans les airs grâce à un ingénieux système de cordes et de poulies actionnées manuellement par un technicien. Mais cette légèreté féérique et comique vient heurter la gravité des moments de tragédies : le tribunal animalier nous impose la reconstitution seconde par seconde de l’arrivée de Iyad avec son infirmière, son parcours et la course poursuite menée par les militaires, filmée par deux caméras à divers endroits. Les faits sont là, le réel d’un choc entre deux jeunes garçons, l’un soldat de 18 ans, l’autre autiste de 32 ans, tous deux dans l’insolence d’une jeunesse qui vit dans la terreur de l’attaque de l’ennemi, celui qui vient en face. Et c’est sur cette ligne de crête, celle d’un fil télégraphique, que surfe ce spectacle. Parce que l’humour, la distance et l’autodérision doivent nous sauver, parce que la complicité, l’amour et l’intelligence entre les personnes sont les seuls remèdes pour tenter d’espérer de nouveau. Et que cela nous fait beaucoup de bien.

Hélène Kuttner 

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