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Une Antigone toute en contraste au Théâtre de la Ville

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Celle qui, jusqu’à la mort, défend la liberté de penser, d’agir, de vivre, d’aimer. Antigone, symbole de toutes les résistances, mène la rédaction d’Artistik Rezo dans un débat éditorial riche et contrasté.

Une Antigone brûlante
par Hélène Kuttner

Dans une scénographie épurée au format CinémaScope, Juliette Binoche interprète dans la langue de Shakespeare cette fable immémoriale sur la liberté de vivre. Entourée d’acteurs anglais, elle y est magnifique.

Ivo van Hove, le metteur en scène

On a découvert le metteur en scène flamand Ivo van Hove au dernier Festival d’Avignon avec « The Fountainhead », l’adaptation du roman de l’Américaine Ayn Rand. Ce fut peut être la plus belle et la plus forte production du festival. On le retrouve dans cette adaptation en anglais d’Antigone, avec les acteurs anglais du Barbican Théâtre de Londres et Juliette Binoche qui, après « Mademoiselle Julie » qu’elle avait jouée à Avignon, incarne l’un des grands mythes de la tragédie antique, Antigone, la fille maudite d’Oedipe, dont les deux frères, Etéocle et Polynice se sont entretués pour régner sur Thèbes sans partage. C’est au terme de cette guerre sanglante que Créon, l’oncle d’Antigone, pris d’une passion pour le rétablissement de l’ordre, refuse à Polynice ce qu’il a accordé à son frère, un enterrement décent.

Une parole distillée avec la clarté du cristal

La force de cette production tient dans la sobriété de la scénographie, un long plateau gris éclairé par un énorme phare de lumière, le soleil brûlant de la tragédie, puis la lune blanche et mortuaire. Les acteurs ici sont les rois d’une parole qu’ils distillent avec la clarté du cristal, vêtus de costumes contemporains, héros d’un conflit qui pourrait survenir aujourd’hui. Des images filmées au ralenti, brouillées comme dans un songe, défilent devant nos yeux. Ils sont assis devant nous, ce choeur des anonymes, joué par des acteurs britanniques au talent et à la technique parfaits. Le dedans, un canapé en cuir brillant, et le dehors, un paysage désertique ou gît le cadavre de Polynice, livré à la voracité des vautours, suffisent à symboliser l’espace de la fable.

05Il y a là Créon, quadragénaire tempétueux au crâne rasé, costume-cravate de militaire en civil, son fils Hémon, fiancé d’Antigone, le même crâne rasé mais en jean noir, la belle Ismène, soeur d’Antigone, en jupe coquelicot, et l’héroïne, Juliette Binoche, vêtue de noir avec un visage lumineux et clair. Ils sont tous épatants, ces comédiens anglais, subtils et virtuoses, qui nous font toucher l’essentiel de la pièce dans ce qu’elle a de plus complexe et de plus violent : la question de la liberté humaine et du respect des liens du sang face à la dictature d’une citoyenneté à l’ordre militaire, la question de l’individu seul face au collectif.

Juliette Binoche est une Antigone vibrante, toute en nuances et en tourments insolvables. Dans un anglais parfait, elle clame les mots du refus, chante sa liberté de femme insoumise à la loi des hommes, « étrangère et étrange », « née de nulle part » et provoquant cependant un crash émotionnel dans cette Grèce happée par une raison peut-être déraisonnable. Beau, fort et puissant !

Hélène Kuttner

[Visuel : Patrick O’Kane et Juliette Binoche, Théâtre de la Ville © Jan Versweyveld]

Une Antigone fataliste
par Jeanne Rolland

La scénographie contemporaine et tirée au cordeau, supervisée par Ivo Van Hove, brille, joli écrin vernis pour un contenu dramatique pauvre. C’est une Antigone dénuée de sa sève, sans véritable sursaut qui se joue au Théâtre de la Ville.

Ce soleil paradoxal de la vérité, thème cher à Sophocle, trône, grand trou noir ou point lumineux, au dessus de la scène. Lunaire ou solaire, le disque règne sur un décor moderne, épuré où domine la couleur noire ; canapés en cuir, meubles design laqués. Il darde de ses rayons tantôt un désert aride tantôt une métropole où foisonnent les gratte-ciel. Ceux-ci se dessinent en toile de fond vidéo, espace virtuel parallèle.

04Créon, étriqué dans un costume cravate impeccable, ressemble à un bureaucrate. Son crâne rasé et sa silhouette imposante lui confèrent l’allure d’un dur à cuire. En face de lui, une Antigone intemporelle, incarnée par Julienne Binoche sans âge, cheveux courts ébouriffés, est drapée dans des vêtements noirs flottants. Le chant du choeur qui rythme la tragédie est déclamé tour à tour par les personnages de la pièce, également spectateurs. Et des surtitrages traduisent les paroles prononcées en anglais.

Un ronronnement monotone

Ce qui frappe, de prime abord, c’est la lenteur posée, les silences qui habitent les gestes et le phrasé des comédiens. En résonance avec les images vidéos ralenties, ils rendent palpable un temps étiré. Le jeu des comédiens, intériorisé et contenu, jaillit par intermittence en colères intenses, comme d’un volcan en apparence endormi mais dont une sourde activité gronde, enfouie au plus profond. Ce quelque chose qui revient de loin, de très loin de cette lignée maudite des Atrides pèse de tout son poids. Et l’alternance entre baisses et brusques montées en puissance impose un rythme binaire, tic tac mathématique d’une horloge. Les scènes glissent et coulissent, se succèdent sans pause, grâce à des systèmes ingénieux de trappes, restituant sa fluidité à ce temps écrit d’avance.

Mais sans contrepoids, placée quasi exclusivement sous le signe de la fatalité, cette mise en scène installe la pièce dans un ronronnement monotone. La tension dramatique s’affaisse. La cadence tranquille et familière qui préside à cette représentation, déjà longue de deux heures, étouffe la flamme. Les quelques émotions, lorsqu’elles jaillissent, ne sont pas nourries à temps et se perdent dans ce grand vide temporel. Elles se noient dans un vide également spatial qu’elles peinent à emplir dans cette immense salle du Théâtre de la Ville. Les surtitrages de la traduction et les extraits vidéos achèvent de disperser le spectateur.

Où sont passées les passions, l’ « hubris » ? Un sentiment de lutte, un sursaut seraient bienvenus. Qui dit sursaut dit aussi désordre. La tragédie ne naît-elle pas de cette énergie farouche dépensée par les hommes contre un destin qu’ils refusent, aussi implacable soit-il ?

Si cette tentative d’interprétation de la pièce ne manque ni d’intérêt intellectuel, ni de prise de risque, elle bascule sur la mauvaise pente. Cette version d’Antigone de Ivo Van Hove donne l’impression d’une tragédie qui aurait jeté l’éponge avant l’heure, sans portée cathartique, édifiante, d’un théâtre désinfecté le plus possible de ces aspérités qui dessinent l’humain. Le sentiment de fatalité qui préside à la mise en scène se mue en fatalisme radical.

 
Jeanne Rolland

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