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“Hamlet” magistral à l’Opéra Bastille porté par des voix en or

©Bernd-Uhlig-OnP

Le grand opéra d’Ambroise Thomas est créé pour la première fois à l’Opéra de Paris, avec dans le rôle-titre l’un des meilleurs chanteurs français, le baryton Ludovic Tézier, d’une époustouflante puissance dramatique et vocale. Lisette Oporesa révèle également une mémorable Ophélie, voix divine de soprano solaire. Le tout jeune et brillant Pierre Dumoussaud est le chef-d’orchestre de cette production mise en scène par Krzysztof Warlikowski et qui fera date.

Souviens-toi

©Bernd-Uhlig-OnP

Pour rivaliser avec l’Italien Verdi qui composa en 1867 Don Carlos, il fallait au compositeur français Ambroise Thomas un sujet fort, une orchestration grandiose, une poignée de personnages au registre vocal magistral et quelques intermèdes dansés. C’est à quoi s’attela le compositeur tout juste un an après. Jules Barbier et Michel Carré, les deux librettistes, se sont fidèlement inspirés du drame de Shakespeare, mais dans l’adaptation resserrée d’Alexandre Dumas. Cinq actes parfaitement orchestrés racontent comment le fils du Roi du Danemark apprend, par l’apparition fantomatique de son père, que ce dernier à été assassiné par son oncle pour prendre sa place avec la complicité évidente de sa mère. L’intrigue se concentre donc sur la souffrance du prince qui semble simuler la folie dès qu’il apprend cette révélation, et la cruauté avec laquelle il traite sa fiancée Ophélie, tombée en disgrâce pour être sacrifiée dans un abîme de souffrance.

Hôpital psychiatrique

©Bernd-Uhlig-OnP

Hamlet, fou ou demi-fou, simule-t-il la folie pour échapper au monde ? Devient-il réellement dément de manière à fuir son entourage familial, ses responsabilités, à se couper du monde et de la Cour royale ? Ces interrogations, inhérentes à la formule mémorable « Etre ou ne pas être », ne cessent de nous questionner depuis le début du XVII° siècle, date de la création du drame anglais. Le metteur en scène Krzysztof Warlikowski, grand amateur de Shakespeare, transpose l’histoire dans une époque récente et à l’intérieur d’un hôpital psychiatrique. Les dés sont jetés, et le prélude débute par un flash-back avec un Hamlet aux cheveux gris, habillé d’un vieux gilet et veillant sur sa pauvre maman, éteinte et fatiguée, en fauteuil roulant. Ces deux personnages sont ravagés par la tristesse et la dépression, l’environnement est gris, carcéral, et des malades viennent errer derrière les grilles comme des pantins désarticulés. C’est alors que débarque le choeur, peuple célébrant dans la liesse le couronnement du nouveau roi, le traître Claudius, vêtus des habits noirs du deuil et que l’intrigue débute vraiment. La composition orchestrale, magnifique, amplifie l’espace sonore en multipliant les pistes et les influences : romantisme des violons et de la harpe, puissance des vents et des cuivres, avec la présence de deux saxophones, pour colorer l’intensité dramatique et les émotions, intimité des duos et des solos qui déploient un délicieux chromatisme des graves aux aigus. Si le visuel terne du décor n’est pas là pour nous enchanter, la musique est bien présente pour le faire.

Contrastes

©Bernd-Uhlig-OnP

Sur des écrans vidéos, la terre vue d’un satellite semble nous observer en tournant sur elle-même, comme le fait le spectre du père d’Hamlet, clown blanc aux ongles noirs, terrifiant d’ironie et de sarcasme. On peut s’interroger sur ces références, discutables, qui semblent nous renvoyer à l’illusion comique du pouvoir et de la paternité avec la figure du clown triste et à la vérité scientifique de la terre, avec lesquelles Hamlet, fou relégué en asile psychiatrique, décide de dialoguer. Mais l’opéra et la musique, qui provoquent un perpétuel ravissement, nous captivent plus immédiatement grâce à l’exceptionnel talent des artistes présents sur le plateau. Tout d’abord par la voix chaude, vibrante, bouleversante de Ludovic Tézier qui déploie une immense présence dramatique, dans une vérité pénétrante et à l’opposé d’un romantisme éthéré et égocentrique. Son Hamlet, immense, puissant et tendre à la fois, concentre la souffrance de tous les fils arrachés à leur père, privés de tuteur légitime et d’héritage familial. C’est un adolescent trop vite vieilli, trahi et dénaturé, dépossédé en son être intime que le baryton incarne avec une magistrale humanité.

Ophélie ensorcelante 

©Elisa-Haberer-Onp

Comme Hamlet, l’Ophélie de l’opéra d’Ambroise Thomas constitue l’un des personnages les plus exigeants, du point de vue de la tessiture vocale, du répertoire dramatique. La soprano américaine Lisette Operesa, forte d’un impressionnant parcours musical et couronnée déjà par de nombreux prix, qui reprendra à Aix en juillet prochain le rôle de Lucia de Lammermoor de Donizetti, est tout simplement éblouissante. Son jeu coquin et sensible, plein de grâce et de malice, sa voix ensoleillée, qui tutoie les aigus en traversant d’un seul coup la voix lactée de deux gammes entières, avec une diction française parfaite et une maîtrise achevée des tempi et du chromatisme, a emporté le public qui lui a réservé lors de la première plusieurs longues ovations. Aussi vivante que vibrante, cette artiste au sourire ravageur possède un talent du diable qui n’a pas fini de faire parler d’elle. Dans le rôle de Gertrude, la mezzo Ève-Maud Hubeaux ne démérite pas avec un sens inné de la scène et un timbre puissant et velouté, Jean Teitgen campe un Claudius pitoyable à souhait de sa belle voix de basse et Clive Bayley reste impressionnant d’autorité dans le rôle du spectre royal transfiguré en clown blanc. Julien Behr (Laërte), Frédéric Caton (Horatio), Julien Henric (Marcellus) et Philippe Rouillon (Polonius) complètent efficacement ce beau casting, avec Alejandro Baliñas Vieites et Maciej Kwasnikowski dans les rôles des fossoyeurs. Alessandro di Stephano dirige avec sa main experte les choeurs, qui quoique trop timides au début du spectacle, s’affirment pleinement dès le second et troisième tableau. Et le jeune chef Pierre Dumoussaud, appelé à remplacer Thomas Hengelbrock initialement prévu, réussit brillamment sa première prestation à la tête de l’orchestre lyrique de l’Opéra de Paris. « Victoire de la musique » dans la catégorie « Révélation chef d’orchestre » en 2022, il déploie sa vision précise de l’œuvre, attentive et sans effet de pathos, avec une générosité qui embrasse tout l’orchestre pour en faire sonner son lyrisme et son grandiose. Un spectacle puissant et déchirant.

Hélène Kuttner  

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