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Les Enfants de Saturne : le manège mental d’Olivier Py

6 octobre 2009
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Au bord du monde, la scène

Au centre de la grande salle des Ateliers Berthier, des gradins mobiles virant à 360° tournent dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, comme pour remonter le temps et redresser ce bon vieux Chronos tout en fauchant au passage sa médiocre descendance. Désaxée du monde ordinaire, au centre de la temporalité tragique, la machine compte à rebours jusqu’à dérive du continent familial et extinction du vieux monde. La Républiquene verra plus le jour et l’Occident non plus. Sur scène, tout autour de nous, la lumière naturelle a déjà abdiqué, vaincue par l’artifice de néons simulant, au rythme de nos paupières, le battement des dernières heures d’un âge à l’agonie. Pendant 2h30 et jusqu’à délivrance, le spectateur pris à témoin assiste au terrible spectacle d’une tragédie où les hommes, ces damnés de la terre incapables d’enterrer leurs morts, apostrophent en vain des cieux que les dieux ont déjà désertés. « Nous n’appartenons qu’à ce qui vient » promet Nour à Virgile – poète qui sut traverser les enfers – , et ce qui vient est beau. De l’autre côté de la mer, voilà l’aurore qui se lève. Promesse, non d’un meilleur avenir, mais d’un autre commencement.

Un journal à l’article de la mort

SAT_Fort_des_morts__Vestibule_chteauFace à l’occident, l’histoire se couche, le monde s’éteint, la République se meurt : au crépuscule de sa vie, le vieux Saturne (Bruno Sermonne) doit passer la main et céder son empire. Dans un décor taillé dans l’étoffe du drame bourgeois, le patriarche, en une remontée acide, éructe l’absolu désamour et le profond mépris qu’il voue à sa médiocre descendance. Surplombant un bureau sinistre où les papiers s’entassent à la manière de cadavres, Saturne, seul juge à la tribune de la République, rejette tour à tour la candidature de ses trois enfants à la tête du journal. Le décret se redoublant d’une abdication collective, seul Ré, (Michel Fau), fils illégitime dont le sang fut mêlé à l’encre de la République le jour où sa main droite – la meilleure – fut prise dans l’engrenage familial, est jugé digne héritier du legs de Saturne.

Tragédie cardinale

Un quart de tour plus tard, exposés au Sud, dans une chambre d’hôtel électrisée par un néon jetant sans complaisance une lumière crue sur le monstre incestueux, Paul (Nâzim Boudjenah) et Ans (Amira Casar), frère et sœur, fils et fille de Saturne, consument le lien filial sur le lit de leur passion contre-nature. Théâtre des plus sombres perversions, cabine exutoire où peuvent se déchaîner dans le sang, la violence, le bruit et la fureur, pulsions physiques et tortures mentales : la chambre à coucher. Ventre assouvissant tous les fantasmes du père et engloutissant tous les cauchemars du fils. En un Œdipe dégénéré, par deux fois inversé, l’amour maudit et malade de Simon (Philippe Girard) pour son enfant Virgile (Matthieu Dessertine) cherche désespérément une issue de secours. Doublure parfaite du garçon, le jeune Nour (Frédéric Giroutru) consentira à prostituer son corps pour honorer la dépouille de son père.

A l’Est, sur un air de piano à demie-queue, entre les ruines cendrées du royaume, Saturne aphasique et tétraplégique assiste sans voix à la chute de son empire. Seul interprète de sa volonté, Ré, manipulateur en proie au délire exégétique, est tout à la fois et tour à tour, le maître et l’esclave, réduisant le rapport de force à un manège télépathique dont le jeu tourne vite à la dialectique négative. Soleil noir, Ré ne verra pas venir l’éclipse du jeune Nour, renvoyant le drame à son poème.

Au nord, souffle entre les arbres nus l’air glacial du « repos éternel », la boutique de pompes funèbres masquant la forêt des morts. Désert au bord du monde où le fossoyeur pythique (Pierre Vial) monnaye sans scrupule les sépulcres à prix d’or, condamnant alors le jeune Nour à vendre son corps pour rendre son père à la terre.

Un monde sans mères

EDS_Py_baleineDans cette pièce brassant les cavités de l’espèce humaine et s’épanouissant dans les eaux troubles de la souillure pour mieux gagner à dos de baleine blanche les rivages d’une terre vierge où l’aurore encore est signe d’un autre commencement, l’action dramatique, avide d’avenir, campe pourtant dans un monde sans mères. La première – femme de Saturne et mère des trois enfants – est déjà morte, l’autre – femme de Simon et mère de Virgile – vient de se suicider, et la dernière, Ans, avorte avant de périr à son tour. Cet effacement de la figure matrice sacrifiant a priori la possibilité d’une génération à venir, vouant alors l’histoire non à répétition mais à extinction, libère in fine l’horizon d’une nouvelle ère où tout serait à reprendre depuis le commencement.

À l’origine de ce motif eschatologique exploité à la lumière du déclin de l’empire occidental dans le contre-champ métaphysique et mythologique de l’existence humaine, la volonté d’un dramaturge et metteur en scène qui ne craint pas de s’enfoncer dans la noirceur du monde pour en fouiller la lueur.

Fable de l’ineffable

N’hésitant pas à nommer l’innommable ou à montrer le monstrueux, l’homme de théâtre éclaire les régions souterraines où la lumière est sacrifiée à l’ombre. Dans ce rayonnement des profondeurs, le théâtre d’Olivier Py se fait laboratoire : sous l’effet d’une écriture alchimique et d’une mise en scène flamboyante, Les enfants de Saturne dérèglent le sens commun et bousculent la spirale de l’imagination, épuisant et repoussant tout à la fois les limites de l’audible et du visible. Aspirés par le cycle spectaculaire de la représentation, nous tournons à nous en étourdir autour de notre propre centre de gravité, une révolution dont la force tellurique nous jette comme au fond du monde. Vision aveugle des dernières convulsions d’un monde à l’agonie, la prophétie radicale et frontale d’Olivier Py « ne se dessine pas ailleurs que dans les mythes », là où les héritiers de l’histoire tragique, ivres de nostalgie, puisent dans les réserves du passé les ressources de leur avenir.

Que l’on crie au génie ou à l’infamie, on ne devra pas manquer de rendre justice à l’extraordinaire qualité du travail d’écriture et de mise en scène du nouveau directeur de l’Odéon dont l’ambition démesurément prométhéenne et l’exigence proprement philosophique imposent une permanente prise de risque désorientant les repères du théâtre formel tout en faisant honneur à sa tradition. On ne manquera pas non plus de saluer, outre l’évidence du talent singulier de chacun des comédiens appuyé par un solide travail de direction d’acteur, la remarquable poésie de la scénographie de Pierre-André Weitz.

Un manège spectaculaire dont la force de rotation et la puissance d’érudition nous donnent une formidable sensation de vertige même si on ne doute pas qu’il pourra par ailleurs donner à d’autres la nausée.

Nora Monnet

Les Enfants de Saturne

Texte & mise en scène : Olivier Py

Décor, costumes & maquillages / Pierre-André Weitz
Lumière / Olivier Py avec Bertrand Killy

Avec Nâzim Boudjenah, Amira Casar, Matthieu Dessertine, Mathieu Elfassi, Michel Fau, Philippe Girard, Frédéric Giroutru, Laurent Pigeonnat, Olivier Py, Bruno Sermonne et Pierre Vial (sociétaire de la Comédie-Française)

Du 18 septembre au 24 octobre 2009
Du mardi au samedi à 20h

Plein Tarif : 32 € / Tarif réduit : 16 €
Plein Tarif exceptionnel tous les jeudis à 24 €

Durée : environ 2h30

Ateliers Berthier 
8, boulevard Berthier
75017 Paris
M° Porte de Clichy

www.theatre-odeon.fr

[Visuels : Les enfants de Saturne / Olivier Py. Ateliers Berthier / Théâtre de l’Odéon. © Alain Fonteray] 

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