Yoann Bourgeois : le circassien qui monte

Cette plateforme est une forme… d’art plastique ! Immense radeau aérien, suspendu, basculant ou tournant, il défie sa petite population d’habitants-naufragés. Sobrement, elle les secoue ou leur donne le tournis. Celui qui tombe arrive au Théâtre de la Ville, avec sa machinerie impressionnante, où la métaphore parle d’elle-même. Yoann Bourgeois, penseur et praticien des arts de la chute, fait partie de ceux qui font avancer le cirque.

Le Théâtre de la Ville possède l’un des rares plateaux pouvant accueillir cette installation vivante. Celui qui tombe, créé à l’Opéra de Lyon en septembre 2014 pour la Biennale de la danse de Lyon, demande des moyens techniques conséquents. Il n’est donc pas donné à tout le monde de voir les trois hommes et trois femmes qui, sur leur carré suspendu, traversent moult tempêtes, tremblements de terre et autre tournis. Tel un échantillon de l’humanité ou des survivants d’un cataclysme, ils tentent de tenir debout. Gare à celui qui tombe !

Au début, leur espace de survie descend lentement de cintres. Ce carré de six mètres sur six possède des pouvoirs diaboliques ! Depuis que le théâtre antique inventa le deus ex machina, on voit régulièrement arriver dans une histoire donnée des divinités ou autres héros. Ici, c’est tout le contraire. Tous sont menacés, chacun pour soi. Il faut qu’ils abandonnent tout égoïsme et qu’ils jouent collectif jusqu’au bout pour offrir à chacun une chance de survie. Il en va ainsi pour ceux qui tentent de fuir la guerre, en traversant mers ou montagnes. Dans l’absolu, c’est vrai aussi pour l’humanité.

Le radeau suspendu peut s’incliner, monter ou descendre, trembler ou tourner à grande vitesse. S’il paraît léger, il pèse pourtant 1 800 kilos et est équipé d’un moteur pour atteindre la puissance d’une tempête, d’un naufrage ou d’un tremblement de terre. Ça craque de toutes parts ! Sur cette énorme plateforme, suspendue et mobile, ils tentent de tenir debout, face aux forces qui se déchaînent. Mais la chair est faible et l’entraide leur seule chance. Car pour résister aux forces qui se déchaînent, il leur faut accomplir une vraie performance physique et sociale. Ils pourraient aussi vouloir nous faire songer aux ours polaires sur la glace à la dérive ou bien à l’humanité sur la planète Terre, suspendue à des volontés supérieures.

Yoann Bourgeois aime à tester les limites physiques des protagonistes, comme dans l’épreuve centrifuge, où ils risquent de se faire éjecter du plateau. Aussi, il déclara après la première : “Nous venons de passer de 55 % de la capacité du moteur à 57 %.” Jusqu’où iront-ils ? Pour ne pas glisser ou s’envoler, les survivants doivent s’accrocher et lutter de toutes leurs forces. Certains viennent de la danse, d’autres du cirque. Le danger physique n’est ici pas joué, mais une donnée réelle, malgré la puissance métaphorique du radeau déchaîné.

Le jeu avec un danger réel relève du cirque à l’ancienne, mais l’enjeu consiste ici à en inverser tous les codes. Cet énorme plateau n’est pas tant un agrès que l’abstraction de leur ensemble. Les interprètes n’agissent pas sur lui, ils tentent de lui résister, ce qui relève autant d’équilibrisme que d’acrobatie. Ces femmes et ces hommes deviennent les objets d’un méta-agrès et doivent lutter pour se hisser à sa hauteur. Celui qui tombe interroge les rapports entre l’agrès, l’acrobate et les forces qui le traversent. En effet, Yoann Bourgeois n’entend pas se contenter de faire du cirque. Il veut en écrire l’histoire, et fait ici un pas de plus vers l’épure maximale.

Thomas Hahn

[Photos © Géraldine Aresteanu]