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Gopal Dagnogo : “Dans mon travail c’est l’Homme qui m’intéresse, avec ses parts d’ombre, ses ambiguïtés”

© Fanny D.

Saisi d’instants de vie et de souvenirs, le peintre ivoirien nous emmène dans sa création articulée autour d’une dimension profondément humaine.

Gopal, pourrais-tu te présenter ainsi que ton parcours ?

Je suis moi. J’aime bien la peinture et j’ai la chance de gagner des sous en faisant vivre cette passion. Se définir en tant que profession – médecin, avocat, chauffeur de bus ou artiste…- à mon sens est saugrenu, pourtant c’est l’usage. De même que de le faire sous l’angle d’une origine, d’un genre ou d’une identité de groupe. Quand je me lève le matin je ne me pose pas la question de mes origines, de mon identité ou de mes appartenances. Je suis moi avec moi tout seul. Dans l’atelier c’est pareil. Je ne me dis pas “je suis peintre”, je ne souhaite pas réduire mon existence à une activité sociale.
Mon parcours est aussi banal que le destin de chaque individu. Des certitudes, des ambitions, des échecs, des réajustements, des rencontres, des accidents parfois douloureux parfois salvateurs.
Je suis venu en France à 17 ans pour passer un bac arts plastiques qui aurait dû me conduire aux Beaux-Arts, mais j’ai choisi de m’orienter vers les langues et civilisations du Japon. Ensuite je suis retourné en Afrique et me suis installé au Burkina Faso pour apprendre les techniques du bronze traditionnel. Par la suite je suis venu à Paris, et j’ai renoncé à la peinture pendant une dizaine d’années par choix personnel. Dans le tournant des années 2010, le besoin m’a pris de ressortir mes pinceaux. Il a donc fallu repartir de zéro, sans atelier, sans galerie, sans réseau. J’ai vite compris qu’il serait judicieux de faire ma route par les chemins de traverse, qui m’ont conduit en Roumanie, en Moldavie, au Koweït, en Azerbaïdjan… Mais finalement je peux dire que j’ai réussi à choper le train en marche et depuis j’ai pu participer à des évènements qui, avec le recul, m’étonnent encore : ce n’était pas gagné d’avance.

À quel moment la peinture est entrée dans ta vie ?

Depuis ma plus petite enfance je savais que je ferai de la peinture. Je me souviens encore de certains dessins que j’ai fait en cours préparatoire – surtout du bonheur que j’avais à dessiner – qui se retrouvaient affichés dans le bureau du directeur. C’est la seule matière à l’école que j’ai toujours prise avec sérieux. Le reste pour moi était facultatif.

Comment définirais-tu ton style ?

Je ne me pose pas cette question. Il n’y a rien de plus pénible de vouloir tout mettre dans des boites. Définir ce qui serait « mon style » ; cela m’indiffère. Je laisse le loisir à qui veut de le définir.

© Cyril Boixel

Quelles sont tes influences, d’où viennent tes inspirations ?

L’Homme ! L’Homme avec ses parts d’ombre, ses paradoxes, ses ambiguïtés. L’univers entier est fait d’ombre et de lumière. Seul l’Homme réfute avec acharnement sa part d’ombre. Au niveau de la société cela présente un effet pervers. Nous vivons un monde de plus en plus lisse, propre, policé et qui pourtant est d’une violence extrême, une violence froide, brutale et impitoyable… désormais la violence s’institutionnalise. Les journaux télévisés en témoignent. Cette crise sanitaire que nous traversons, au lieu de susciter compassion, entraide, solidarité et empathie, génère des lois sécuritaires agressives, brutales et totalitaires. Drôle de situation.
Ce qui m’intéresse c’est la schizophrénie du monde qui prône des valeurs en s’acharnant à les détruire. Une société conduite en troupeau menée par la peur, par l’angoisse, capable de renier sa liberté sur l’autel de la sécurité. Aussi c’est intéressant de voir à quel point l’humanité est capable de s’accorder avec ses contradictions.

Quelles sont les conditions dans lesquelles s’exerce ta création ?

J’ai choisi à l’inverse des gens qui prônent les bienfaits du travail de m’affranchir des règles de la société. J’ai choisi de faire de ma vie un divertissement. Je vais à l’atelier non pas pour travailler mais pour m’amuser. Pour retrouver mon âme d’enfant qui prenait du plaisir à dessiner et à peindre. Si je n’ai pas de plaisir, je m’abstiens d’y mettre les pieds et je me nourris l’esprit autrement. Il m’arrive parfois pendant deux, trois mois de ne pas franchir la porte de mon atelier. J’ai besoin d’être amusé pour peindre. Quand cela devient une contrainte professionnelle je me mets en veille, en vacances.

Pourrais-tu nous parler un peu de ton travail. Est-ce qu’il y a un fil conducteur ?

L’Homme, toujours l’Homme et ses ambivalences. J’ai choisi, pour aborder le sujet, un thème de la peinture absolument classique et intemporel : la nature morte. Comment appréhender la nature morte aujourd’hui ? L’intention est de questionner l’humain à travers une sorte d’hommage à la banalité du quotidien. Bidons, godasses, bières, éléments disparates et récurrents qui sont des marqueurs de notre « modernité », de notre course effrénée à la surconsommation, à la surenchère. Tout cela dans des intérieurs bourgeois chaotiques où l’homme est remplacé par des animaux de basse-cour, volailles, chiens, chèvres… La ferme des animaux de Georges Orwell est un livre qui m’a beaucoup touché.

© Cyril Boixel

D’autres supports, médiums que tu aimerais explorer ?

La sculpture essentiellement. Bois, bronze, terre… Mais je suis limité par la dimension réduite de mon atelier.

Quelles sont tes références dans l’art, tes artistes préférés ?

Mes influences restent très classiques. Cela va des maîtres de la Renaissance à Francis Bacon. Van Gogh pour la couleur, le trait d’Egon Schiele ou de Toulouse Lautrec, les volumes écrasés de Matisse, la finesse et la légèreté d’Alphonse Mucha. Parmi les Africains contemporains je retiendrai William Kentridge. Yayoi Kusama dans un autre registre.

Quel est le projet que tu aimerais réaliser ?

Réaliser une série de toiles monumentales. Les très grands formats offrent une liberté infinie, impossible à exploiter sur des dimensions réduites.

Des projets en préparation ou en cours de réflexion ?

Projet est un mot que j’ai banni de mon vocabulaire. Je n’ai aucun projet. Je vis au jour le jour, dans l’instant présent. Mon seul projet – dans son acception stricte de se projeter – est celui d’être. Même si je gagne des sous avec la peinture, elle est pour moi est un divertissement, pas une fin en soi. Je ne considère pas ma vie comme une suite de projets qui dessineraient un parcours vers un objectif défini. Je n’ai pas de plan de carrière. Je fais des choses au rythme où elles se présentent à moi. Mais en aucune sorte je cours après. Je ne suis pas dans la surenchère ni en quête de gloriole. Et puis finalement ne pas avoir de projet c’est le meilleur moyen de ne pas être déçu. Le monde de l’art est si singulier.

© Cyril Boixel

As-tu un contact avec ton pays natal ?

Bien évidemment. J’y ai toute ma famille. J’y retourne au moins une fois par an, parfois deux.

Comment qualifierais-tu la scène artistique en Côte d’Ivoire, est-ce que le contexte politico-culturel est favorable à son développement ?

Je n’ai pas forcément d’avis sur des sujets larges ou du moins qui ne me concernent pas de près. J’ai d’ailleurs un peu peur des gens qui ont un avis sur tout.
La scène artistique ivoirienne est-elle foisonnante ? Vive ? Molle ? Essoufflée ? Haletante ? Il faudrait un barème rigoureux et rationnel pour l’évaluer. Cela relève de l’expertise des savants de l’art. Je ne me risquerais pas d’endosser ce costume. Mon avis est terre à terre. Les scènes artistiques où qu’elles soient dépendent des acteurs qui l’occupent, la nourrissent et la font vivre. Donc je dirais que la scène artistique en Côte d’Ivoire est vivante, ni plus ni moins qu’ailleurs. Comme partout ailleurs, tant qu’il y aura des artistes elle vivra et prospérera.
Évoquer le contexte politico-culturel soulève la question des institutions. Bien qu’elles s’érigent en garantes de ce qui doit être, et ce qui mérite reconnaissance – en particulier en France – je ne crois pas à la férule des institutions dans l’art. Encore moins en Côte d’Ivoire où les instances culturelles sont quasi inexistantes. La plupart des artistes de la jeune génération n’attendent rien des institutions. Ils font leur carrière à l’étranger et exposent peu sur place. C’est peut-être mieux ainsi. S’inféoder à un système peut s’avérer sclérosant. La Liberté n’a pas de prix.

Découvrez le travail Gopal Dagnogo sur son site.

Propos recueillis par Eleftheria Kasoura

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