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L’émergence à La Villette

Sarah Meneghello 15 avril 2025
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Lou Le Forban, "Tohu va bohu" © Florent Michel

Pour sa 7édition, jusqu’au 11 mai 2025, 100% L’EXPO met à l’honneur à La Grande Halle, des artistes fraîchement diplômés d’écoles françaises. Sur plus de 3.500 m², l’exposition offre un panorama éclectique de formes, techniques et récits inédits. C’est gratuit et ça vaut le détour.

Fidèle à son ambition de valoriser la jeune création, cette 7édition laisse libre champ à une quarantaine d’artistes, en collaboration avec les Beaux-Arts de Marseille, les Beaux-Arts de Paris, l’École des Arts Décoratifs PSL, la HEAR (Haute école des arts du Rhin Mulhouse Strasbourg), l’ENSAPC (École nationale supérieure d’arts de Paris-Cergy), la Villa Arson Nice et la Fondation Culture & Diversité, Manifesto XXI. Cette année, on note deux nouveaux partenaires : l’ADAGP qui accompagne 100% L’EXPO avec une dotation remise à l’un ou l’une des artistes, ainsi que l’Institut français d’Espagne qui présente à Madrid des artistes de l’édition 2024, dans le cadre de la foire d’art contemporain ARCO.

La sélection des artistes a été faite par un jury composé de Cédric Fauq, commissaire en chef au CAPC musée d’art contemporain de Bordeaux, Flora Fettah, critique d’art et commissaire indépendante, Shivay La Multiple, artiste qui a participé à l’édition 2023, et Inès Geoffroy, cheffe de projet à La Villette et commissaire d’exposition.

Si l’ambition n’est pas d’offrir un état des lieux exhaustif, la sélection reflète les tendances actuelles, avec principalement des installations, dont plusieurs avec vidéo et certaines utilisant des techniques ou matériaux originaux, des supports expérimentaux. Guidée par une quête de nouveaux récits et de futurs alternatifs, les narrations transmédia bousculent volontiers les codes ou modifient nos perceptions.

L’ensemble est présenté dans une scénographie réalisée à partir d’éléments recyclés des éditions précédentes. Peuplée de créatures hybrides, l’exposition, bien que sans thématique, témoigne de nos sociétés en mutation. La curation se réduit à son strict minimum. Toutefois, les œuvres dialoguent entre elles, par les enjeux qu’elles soulèvent sur l’environnement, les menaces sur le vivant, le colonialisme, les tensions réel / virtuel, le voyeurisme. On n’échappe pas à l’anthropocène, donc, même si la majorité des œuvres porte cette année sur l’intime, plus particulièrement sur l’identité et la mémoire. Beaucoup nourrissent leurs pratiques artistiques en puisant dans leurs propres expériences et origines. Ceux-là mêlent formes et langages pour inventer des récits inspirés de souvenirs personnels.

La couleur, langage de l’émotion

Les couleurs vives et explosives tranchent avec le fréquent noir et blanc de l’art contemporain. À ce titre, c’est une peinture extraite de l’installation de Maylis Moanda (Beaux-Arts de Marseille) qui a été choisie. L’association du rouge et du vert n’est pas la seule audace : d’emblée, des détails nous happent et l’aspect inachevé trouble. Que s’est-il tramé sur ce banc ? Ces aplats cherchent-ils à révéler l’invisible ou pointe-t-il des traumas refoulés ? D’ailleurs, la Guadeloupéenne se définit, entre autres, comme « une coloriste des souvenirs ». Welcome to replay the fiction est une œuvre chargée (dans tous les sens du terme) et vibrante, tout en contrastes, dont l’aspect pop art est accentué par l’utilisation de l’aérosol.

Yannis Hybris (ENSAPC) plonge aussi dans son histoire personnelle et fait référence à la diaspora parisienne. Red Skies, Violet Dreams interroge comment les archives émotionnelles façonnent notre identité. Dans son univers surréaliste, les figures ambiguës et féroces évoluent dans un labyrinthe mémoriel. Ce moment de suspens, où le mystique envahit la nuit, rappelle les contes de l’Ogresse de Kabylie.

Romain Ravera (Villa Arson) a établi son atelier dans une zone industrielle, un environnement dans lequel il puise ses ressources et son esthétique, puisqu’il construit l’ensemble de son vocabulaire plastique à partir d’objets vécus, dérobés dans les périphéries urbaines, les friches et chantiers de démolition. Observateur des ruines de nos sociétés contemporaines, l’artiste transforme ces sédiments en témoins de nos existences, dans une esthétique séduisante, bien que crue, car dépourvue d’ornementation. Les néons éclairent des câbles emmêlés et les grésillements de transformateurs agacent nos oreilles.

Ludovic Hadjeras (HEAR) décline des couleurs surannées. Ses Tableaux ornithologiques rendent hommage à son père, décédé, qui lui a transmis sa passion des oiseaux. Détournant les objets de collections (timbres, billets de banque, appeaux, etc.), l’artiste aime déplacer les frontières entre les espèces, explorer les espaces. C’est tout à la fois vintage et contemporain. Sur le fil de l’émotion. Bloquée, la pointe de sa platine creuse un sillon où l’on espère voir germer des graines.

Des œuvres qui intriguent

À travers la sculpture, le son et l’image animée, les installations de Thomas Besset (Beaux-Arts de Paris) conjuguent biomimétisme et lutherie expérimentale. Organ se situe précisément au carrefour de plusieurs entités : entre plante, machine et corps, ce module organique revêt différentes formes selon l’accrochage et suscite de l’empathie, malgré son aspect insolite.

Rose-Mahé Cabel (HEAR) convoque également de drôles de créatures. Weawing Mutation s’attache à la figure de l’araignée et son potentiel d’émancipation. Avec ses sculptures composées de paniers traditionnels et ses œufs en cire renfermant plantes et textes, celle-ci paraît plus attrayante que repoussante. Les teintes douces invitent à l’exploration.

Des œuvres qui dérangent

Corentin Darré (ENSAPC), quant à lui, donne envie de se calfeutrer. Avant que les champs ne brûlent nous transporte dans le village fictif de Chagrin, où chacune des 10 pièces devient le fragment d’une tragédie à reconstituer. L’artiste associe habilement sculpture et narration visuelle, en jouant entre les décors 3D et la surface digitale des écrans. Un univers sombre marqué par le rejet, la superstition et la violence, inspiré de films d’horreur. Car dans cette commune perdue au milieu de nulle part, il ne faut pas oublier de fermer sa porte…

Murphy Yum (Villa Arson Nice) transforme les objets trouvés en sculptures dynamiques, brouillant les frontières entre animé et inanimé. Mottled Stroller explore la mécanisation, la domesticité et les rôles imposés par la société. Fragments de berceau, scalp, rouleaux de photos et matériaux rouillés traduisent une « fausse nostalgie ». Ses souvenirs fragiles sont artificiellement ravivés à travers des objets familiers, entre mouvements et sons ambivalents, entre chaos et structure. Là, on aurait plutôt envie de prendre ses jambes à son cou…

Des œuvres qui dénoncent

Talita Otović (Arts Décoratifs de Paris PSL) nous incite à regarder par le trou de la serrure. Elle développe ses recherches au cœur de thématiques telles que les héritages, les appartenances communautaires, la mémoire des lieux ou l’altération des identités. Son travail se décline ici dans une installation troublante de réalité (Derealized Ballads) où les états de conscience sont manipulés. Activé par des dispositifs sonores et visuels, cet ordinaire télé-surveillé s’anime par l’intervention à distance de l’artiste.

Autre coup de griffe que celui de Chada (Beaux-Arts de Marseille) porté par son héritage culturel ivoirien et l’histoire coloniale de son pays. Son Radeau pose la question de la transmission du patrimoine iconographique, non sans critiquer les dispositifs muséaux occidentaux. Sur des palettes, symbole de la production industrielle, ses céramiques de terres mêlées incarnent la mutation de l’humain, influencé par ses itinérances, tandis que son patchwork reflète le savoir-faire artisanal.

Nafiseh Moshashaeh (HEAR) explore comment les caractéristiques visuelles façonnent la mémoire individuelle et collective. Inspirées de l’art du miroir et des formes géométriques orientales, ses affiches sérigraphiées sur la situation sociale et politique de son pays critiquent les promesses du gouvernement iranien et incitent à la résistance. [Their contradictory] Utopia est une œuvre engagée riche en symboles.

Et pour finir par trois coups de cœur

Lou Le Forban (Beaux-Arts de Paris) mêle vidéo, dessin, peinture, textile et intègre des éléments du merveilleux et des pratiques rituelles. Ses œuvres sont des compositions fantastiques nées de récits réels et fictionnels, où créatures énigmatiques et transformations collectives occupent une place centrale. La qualité technique est au service d’un imaginaire foisonnant, nourri d’une esthétique vernaculaire. Ce travail est remarquable, notamment ses teintures évoquant fresques pompéiennes et style médiéval.

Lou Le Forban, “Tohu va bohu” (détail)

Entre performance et installation, Zoé Ladouce (Beaux-Arts de Marseille) met en scène son quotidien, précisément le temps passé à candidater aux résidences, bourses, expositions. Ses pigeons sont des appâts de chasse. À chaque dossier, l’artiste achète un volatile et lui associe le mail qu’elle a envoyé. Le bilan est simple : au mur les candidatures retenues, au sol les refusées. Hunt Successful questionne donc le statut de l’artiste : « Est-il possible de capitaliser un échec ? ». Sa critique de la marchandisation prend une saveur particulière par l’utilisation de l’esthétique d’un stand de foire pour représenter l’écosystème de l’art. Non sans malice, Zoé Ladouce propose en effet au public d’acheter des pigeons perdants. L’engouement du public serait-il la solution ?

Encore une proposition absurde, avec Morgane Baffier (ENSAPC), qui a tout de la conférencière. Or, les apparences sont trompeuses car ses interventions relèvent de la performance artistique. Elle s’approprie les codes utilisés dans les entreprises et sphères intellectuelles afin de mieux tourner en dérision les systèmes de pouvoir et les statuts d’autorités qui conditionnent l’accès à la parole. Dans une volonté de déconstruction, elle articule de façon habile et décalée mots, dessins, graphiques, images fabriquées et vidéos extraites d’internet, brouille information juste et fake news. Dans la Lettre X, son avatar généré par IA s’aventure dans les territoires hyperréels du métavers pour tenter de percer le mystère de cette fameuse lettre, l’occasion de comprendre l’origine du sexisme et d’épingler Elon Musk. Une œuvre très actuelle et percutante.

Nul doute que cette porte d’entrée dans l’univers professionnel sera précieuse pour ces artistes qui bénéficient d’une grande visibilité, mais aussi d’un accompagnement. La Villette met effectivement en place des formations, ainsi que des temps de rencontres. D’ailleurs, on espère recroiser la route de ces jeunes talents. D’ici là, il est déjà possible, pour les suivants, de déposer sa candidature pour l’édition 2026 (recrutement élargi à tout artiste diplômé d’un DNSEP d’une école nationale d’art française). Bonne chance !

Sarah Meneghello

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