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Kalina Ivanov : “Les parcours dans le cinéma ne sont jamais linéaires”

Kalina Ivanov

Kalina Ivanov est cheffe décoratrice, elle crée les décors et définit l’esthétique d”une œuvre cinématographique. Dans cette interview, elle nous dévoile les étapes et les enjeux qui l’ont menée à ce métier encore souvent méconnu du grand public : de ses débuts comme décoratrice de théâtre, en passant par ses années comme storyboardiste.

Pouvez-vous vous présenter et nous décrire votre métier ? 

Je suis née à Sofia, en Bulgarie. Mes parents ont émigré aux États-Unis lorsque j’étais jeune. C’est là que j’ai effectué mes études secondaires. Je travaille dans le milieu du cinéma depuis 1989.
Pour moi, le métier de cheffe décoratrice consiste à concrétiser la vision du film qu’en a le réalisateur, c’est-à-dire travailler main dans la main avec lui ou elle, afin d’imaginer et de créer l’univers le plus représentatif de l’histoire qui est racontée et de ses personnages.

Comment êtes-vous devenue cheffe décoratrice ? 

Les parcours dans l’industrie du cinéma ne sont jamais linéaires, la plupart des choses arrivent par accident. Au départ, je voulais travailler pour le théâtre. Alors, après avoir fui la Bulgarie avec mes parents en 1979, je me suis inscrite à l’université de New York et j’ai suivi un cursus spécialisé dans la conception scénographique théâtrale. Cependant, j’ai rapidement réalisé que le théâtre aux États-Unis était bien différent du théâtre européen. Aux USA, ce sont les comédies musicales qui triomphent et je n’étais pas particulièrement passionnée par ce genre théâtral. J’ai donc décidé de me réorienter professionnellement. J’avais une facilité à dessiner rapidement, et un ami m’a conseillé de mettre à profit cette faculté et de m’intéresser au storyboard. J’ai donc appris ce métier en autodidacte et au bout d’un an, j’ai décroché un premier job en tant que storyboardiste. De fil en aiguille, je me suis retrouvée embauchée comme storyboardiste pour le film Le Silence des Agneaux, de Jonathan Demme. Le film a remporté 5 Oscars. J’ai eu une chance incroyable. Jonathan Demme m’a ensuite recommandée comme cheffe décoratrice pour un film d’époque à petit budget, Household Saints (1993), réalisé par Nancy Savoca. C’est à peu près comme ça que je suis devenue cheffe décoratrice. Pendant un moment, je travaillais en tant que storyboardiste pour des grosses productions et comme cheffe décoratrice pour des productions plus petites, avant de devenir cheffe décoratrice à temps plein. 

Comment choisissez-vous un film sur lequel travailler ?

Que ce soit avec les séries, les programmes télévisés ou les films, mon approche est toujours la même. Pour moi, chaque projet est une opportunité de raconter une histoire. Je suis très attentive à ne pas me limiter à un seul genre. Je suis toujours à la recherche de projets stimulants, des scénarios auxquels je peux m’identifier et qui ont une signification, un sens pour moi.
Aujourd’hui, j’ai la chance d’être à un stade de ma carrière où j’ai le choix, ce qui n’était pas nécessairement le cas à mes débuts. Je suis guidée par les textes. Cela est dû à mon expérience au théâtre et c’est probablement aussi la raison pour laquelle je ne suis pas inspirée par les clips musicaux ou la publicité, qui sont basés sur des images et non des textes. Je reste cependant toujours enthousiaste à l’idée d’interpréter une large variété de matériaux. Je suis constamment en recherche de décors uniques et de personnages complexes, avec plusieurs niveaux d’interprétation. 

Une fois que vous avez choisi un film, que se passe-t-il ? 

Si je reçois un scénario qui m’intéresse, je commence par rencontrer le réalisateur afin d’évaluer l’alchimie ou le mariage créatif qui se crée entre nous, étant donné que nous serons amenés à passer entre quatre et six mois ensemble. S’il s’agit d’une grosse production, il y aura aussi une rencontre avec les producteurs, afin de valider que ma vision corresponde au budget fixé. En général, les producteurs ne contestent pas le choix du réalisateur. Une fois que la collaboration est approuvée et formalisée, le travail de création débute.
Pour prendre un exemple concret, je travaille actuellement sur le prochain film réalisé par George Clooney, intitulé The Boys in the Boat (sortie prévue fin 2022). C’est un film tiré d’une histoire vraie, celle de l’équipe d’aviron de l’université de Seattle à l’époque de la Grande Dépression, constituée par un groupe d’étudiants défavorisés qui ira jusqu’aux Jeux olympiques de Berlin et gagnera la médaille d’or.
J’ai commencé à travailler sur ce projet en mai 2021. Je me suis d’abord documentée sur l’histoire, puis le contexte de ces bateaux et de l’aviron en général. J’ai dû trouver des personnes en mesure de construire ces bateaux d’un style très particulier, faits avec un bois spécifique. Ensuite, j’ai cherché un lieu pour le tournage. Le film se déroule dans différents endroits, de Seattle en passant par la rivière Hudson, jusqu’à Berlin. J’ai donc dû trouver un lieu regroupant les caractéristiques de tous ces endroits, ainsi que des grandes étendues d’eau puisque 60% du film se passe sur l’eau. Finalement, nous avons choisi Londres. C’est assez ironique étant donné qu’aucune scène ne se passe en Grande-Bretagne. Après ça, j’ai mis sur pied une équipe et j’ai commencé à travailler sur la conception, la construction et la mise en place des décors. Le film se déroule sur quatre-vingt-dix sites différents : il y a donc eu un grand travail d’imagination et de conception. Pour résumer, le rôle de cheffe décoratrice est véritablement un rôle de création de nouveaux mondes. 

Quel rôle jouez-vous une fois que le tournage débute ? 

Une fois le tournage commencé, je guide le réalisateur à travers les décors et je prépare les prochains, tout en supervisant l’équipe sur chaque décor. Il faut aussi entretenir les décors. Je suis toujours en déplacement, allant d’un décor à l’autre, tout en préparant le prochain. 

Participez-vous à la postproduction ?

Cela dépend vraiment du réalisateur. Parfois, quand c’est un film avec beaucoup d’effets spéciaux, le réalisateur m’appelle. Par exemple avec The Conspirator (2010), Robert Redford m’a consultée lors du montage car il voulait avoir ma vision sur le début du film. Mais ça reste très rare, la majorité de mon travail s’effectue avant et pendant le tournage. 

Vous semblez privilégier les films d’époque, pourquoi cela ? 

En 2018, j’ai décidé de me challenger davantage que je ne le faisais jusque-là. Les films d’époque ou de science-fiction sont vraiment très stimulants, j’ai donc voulu les prioriser. C’est assez ironique parce que je viens de recevoir le scénario d’un film contemporain qui me plaît beaucoup.
J’aime l’idée d’une évolution constante. Lorsque j’ai travaillé sur la série Lovecraft Country (2020), chaque épisode était d’un genre différent. C’était extrêmement stimulant et incroyablement divertissant ! C’est à la suite de cela que j’ai décidé de me concentrer sur des projets avec plus de moyens, très prenants. J’aime aussi les projets qu’on imaginerait pas qu’une femme puisse mener à bien, comme les films avec beaucoup d’effets spéciaux ou encore des projets comme le dernier film sur lequel je travaille, The Boys in the Boat. Le film parle d’aviron, un sport qui a longtemps été majoritairement masculin. C’est un projet qui demande aussi beaucoup de connaissances techniques. Il y a encore une grande tendance dans l’industrie du cinéma à cantonner les femmes à certains types d’activités, et j’aime prouver le contraire. 

Quels conseils donneriez-vous à quelqu’un qui souhaiterait devenir chef.fe décorateur.ice ?

Avant tout, je dirais être respectueux. C’est un travail de respect et de collaboration. C’est mon rôle de concrétiser la vision du réalisateur et de créer le monde qui lui correspond. Je peux avoir ma propre interprétation du scénario, le réalisateur a la sienne : c’est à cette dernière que je dois donner vie. Je travaille main dans la main avec le cinématographe et le chef costumier. Comme mon travail prend place en amont du leur, les choix que je fais affectent les leurs. Je dois donc communiquer ces concepts le plus tôt possible.
Je dirais qu’il faut aussi être honnête et clair avec ce que l’on veut. Par exemple, je n’ai pas un grand esprit technique mais je suis créative et c’est ce que je mets en avant. Je prépare toujours des croquis de mes concepts pour les présenter au réalisateur et à l’équipe des décors. Je laisse les gens libres avec leur artisanat, je ne leur dis jamais comment faire mais plutôt ce que je veux. Pour finir, je dirais être bienveillant. La gentillesse et la bienveillance sont contagieuses. 

L’industrie du cinéma est souvent pointée du doigt pour ne pas assez mettre en avant le travail des femmes, quel est votre avis à ce sujet ? Avez-vous eu des difficultés à entrer dans cette industrie encore majoritairement masculine ? 

J’ai la chance d’avoir grandi avec un père qui me disait que je pouvais faire tout ce que les garçons pouvaient faire. Je suis une femme, mais cela ne va pas influer sur ce que je peux, ou non, faire. Pour moi, le plus grand problème dans le cinéma aujourd’hui est la différence de salaires. Les femmes sont très présentes dans les petites productions mais beaucoup moins dans les grandes. Je pense qu’en tant que femme, il faut avoir une très grande confiance en soi.
En 2015, j’ai décidé de travailler sur un film avec beaucoup d’effets spéciaux, le remake de Poltergeist. Ce n’est pas le genre de film que je choisirais en temps normal mais j’avais l’impression que l’industrie prenait cette direction, alors je l’ai fait, dans une volonté de prouver que je le pouvais. Je pense que c’est cette confiance en soi qui manque à beaucoup de femmes. Personnellement, j’ai toujours eu confiance en moi et en mes capacités. J’ai réalisé très jeune que  je n’étais pas quelqu’un de technique mais que j’étais créative. J’en ai fait une force et je me suis entourée de gens ayant des compétences complémentaires. Au final, les chefs décorateurs sont embauchés pour leur qualité d’imagination.
Mais les choses sont en train de changer dans le milieu du cinéma, il y a de plus en plus de femmes qui travaillent sur de grosses productions. 

Vous avez fondé The Production Designers Collective avec Inbal Weinberg, une association regroupant différents chefs décorateurs venant du monde entier. Pourriez-vous nous en dire plus ? 

C’est un projet né d’une passion commune et du constat qu’il n’existait pas d’organisation mondiale pour notre profession. Nous voulions créer un dialogue international entre les chefs décorateurs du monde entier. Nous avons commencé avec cinquante membres. Aujourd’hui, nous sommes plus de huit cent. Nous avons organisé plusieurs séminaires sur Zoom et nous sommes en train d’organiser un rassemblement en physique sur une île en Grèce. Des ateliers et conférences seront proposés sur différents sujets. Nous comptons aussi ouvrir l’événement à des étudiants.
Ce projet vient de l’envie de se retrouver et de créer un dialogue autour de notre art et des enjeux qui y sont liés. Nous sommes des artistes mais nous devons également savoir être des chefs de projets. Nous proposerons donc des échanges autour de différents sujets comme par exemple les enjeux des nouvelles technologies, comment travailler dans ce monde post-covid ou encore comment monter une équipe. C’est une passion et nous avons envie de rassembler les membres de notre profession. 

 

Plus d’informations sur le site internet de The Production Designers Collective.
Retrouvez la filmographie de Kalina Ivanov ici.

Propos recueillis par Chiara Markov-Lépinay

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