“Hamlet / Fantômes” : spectacle total et magistral au Châtelet

Au Théâtre du Châtelet, l’auteur et metteur en scène Kirill Serebrennikov réécrit le chef-d’œuvre de Shakespeare avec le compositeur Blaise Ubaldini et dix comédiens de diverses nationalités. Cet Hamlet ressemble à une Tour de Babel accueillant nos questionnements sur le monde : époustouflant.

Hamlet, c’est moi

©-Thomas-Amouroux-

Au départ, le projet est né, sur proposition du directeur du Châtelet Olivier Py, il y a quelques mois, de monter Hamlet, en mêlant l’intrigue à une création musicale signé par un compositeur vivant. Mais Kirill Serebrennikov, artiste mondialement reconnu par ses créations théâtrales, musicales et cinématographiques, primé au Festival de Cannes et de Venise, se devait de composer une création totale, inspirée de l’intrigue et des personnages principaux, tissée subtilement avec la partition musicale, en adoptant plusieurs point de vue selon les acteurs qui viennent s’emparer des personnages. Dans un geste théâtral parfaitement équilibré, il a imaginé dix séquences, Hamlet et le Théâtre, le Père, l’Amour, la Peur, la Violence, etc… de manière à ouvrir le grand livre de nos questions et de nos doutes. A l’image des matriochka, les poupées russes gigognes, Hamlet, Fortinbras, son père, sa mère, Ophélie, Polonius apparaissent sous la forme de doubles fantômatiques, qui prennent les atours d’autres personnages. Du côté de la musique, le compositeur Blaise Ubaldini, électron libre de la création contemporaine, s’est amusé à croiser des influences de rock and roll avec du baroque, romantique ou tellurique, dépassant les frontières esthétiques et stylistiques. Du son le plus brut au plus raffiné, la partition, majestueusement interprétée par une trentaine de musiciens, fait entendre sa batterie, ses trombones, ses contrebassons, clarinettes et sa basse électrique de manière sauvage, douce et puissante à la fois.

Un geste théâtral éblouissant

©-Vahid-Amanpour

Pour incarner les fantômes de cette légende qui broie toute l’humanité, derrière l’écho entêtant d’un père qui obsède son fils par l’impératif « Souviens-toi de moi ! », il faut des acteurs hors-normes, capables de respecter le fil initial de l’intrigue et d’en porter l’écho fantomatique créé magistralement par le metteur en scène. Ainsi Judith Chemla, splendide dans le rôle de Gertrude, la mère du héros, se mue soudain, perruque rousse bouclée, en une Sarah Bernhardt échevelée, voix rauque et diction parfaite qui défend avec liberté et talent son personnage de héros révolté. Avec ou sans jambe de bois, d’un côté Hamlet en collant noir et tee-shirt moulant assorti, de l’autre Sarah en robe de velours rouge sang et talons noirs, la comédienne virevolte et affirme ses personnages en célébrant à fond le théâtre. L’acteur russe Filipp Avdeev campe lui le compositeur Dmitri Chostakovitch (« Hamlet et la peur ») qui s’entend dire par les cadres du parti stalinien en 1936, alors qu’il présentait Lady Macbeth : « Le chaos remplace la musique ». Son statut d’ « ennemi du peuple » qui le conduit à vivre dans une peur constante d’être arrêté, permet à l’acteur de se livrer à une performance d’une émotion intense, interpellant dans une scène pathétique Meyerhold, flamboyant artiste qui a l’époque avait été fusillé dans les geôles staliniennes. D’ailleurs, c’est tout l’art de Meyerhold, basé sur l’acrobatie des comédiens, la plasticité élastique et dynamique, le jeu exagéré, qui inspire ici la direction d’acteurs de Serebrennikov. Le danseur et acrobate tchèque Kristián Mensa réalise ici un numéro époustouflant de grâce. 

Emotion

©-Thomas-Amouroux-

Sans oublier l’émotion ressentie par le parallèle entre le chaos tragique d’Hamlet dans la prison du Danemark, et notre impuissance face aux tragédies de notre monde. Comment agir ? Résister ou se battre ? Se venger ? Faut-il céder à la brutalité des hommes ou tenter de collaborer avec le pouvoir ? Ces questions, le metteur en scène, qui a fui la Russie où il a été poursuivi par le pouvoir en place, pour s’installer à Berlin, se les pose et nous les pose à chaque seconde de son spectacle. « Etre ou ne pas être ? » ou comment éviter de succomber à la folie du monde ? Impossible de répondre à de telles questions, répond de son côté August Diehl, magnétique comédien allemand qui joue alternativement Hamlet et son père, avant d’incarner Antonin Artaud, yeux grimés et cheveux fous : « Le monde entier est une scène de théâtre » écrit Shakespeare. Entre le rêve et la réalité, comment continuer de jouer ? Odin Lund Biron, acteur américain formé au Gogol Center avec le metteur en scène, Bertrand de Roffignac, comédien français, et Nikita Kukushkin, comédien russe complice, s’amusent à se contredire au fil de conversations loufoques. On hurle, on se déshabille, ou explose, on rigole, on s’aime ou on se bat. Dans ce grand théâtre du monde, troué de noir ou de pluie, qui constitue le décor, la lumière et les images filmées se chargent d’incandescence. Quelle énergie, quelle intelligence sont déployées sur le plateau ! On en ressort ébahi, sonné.

Helène Kuttner