“Le Canard sauvage” au Festival d’Avignon ou le choc de la vérité selon Thomas Ostermeier
© Christophe Raynaud de Lage / Festival d'Avignon
Dans une société gangrenée par le mensonge, et où le capitalisme corrompt la sincérité des rapports sociaux, un drame survient dès lors qu’un héros au coeur pur se doit de venger les méfaits de son père. Le metteur en scène allemand Thomas Ostermeier, star de la scène mondiale, revient aujourd’hui à Avignon avec les puissants comédiens de la Schaubühne et cette pièce brûlante d’Ibsen pour interroger la question de la vérité.
Le danger de la vérité

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Si en 2012, dans ce même opéra d’Avignon, Thomas Ostermeier avait déjà présenté une pièce d’Ibsen, son auteur de prédilection, Un Ennemi du peuple, spectacle magistral qui revendiquait la nécessité de révéler, de dénoncer, de clamer haut et fort une vérité que l’on cachait à la population, c’est une configuration quasiment inverse que l’on retrouve dans Le Canard Sauvage qui voit l’irruption, dans deux familles protégées par des mensonges communs, d’une vérité qui vient faire exploser mortellement une famille. Le metteur en scène a décidé d’adapter et d’actualiser la pièce, avec Maja Zade, en supprimant quelques personnages et en enrichissant d’autres. Bizarrement, comme pour signifier un entre-deux, la scénographie, constituée d’une immense boite sur un plateau tournant, déploie des décors à l’esthétique des années 70, quand les personnages possèdent ordinateurs portables et téléphones cellulaires. Côté pile, l’histoire démarre chez les Werle, famille fortunée dont le père, un homme d’âge mûr qui se remarie, souhaite confier la gestion de son entreprise à son fils Gregers. Dans un salon cossu aux meubles en acier design, un papier peint en damier noir et blanc met en confrontation, comme sur un échiquier, le fils et le père, le premier foudroyant son géniteur d’une haine farouche, motivée par l’accumulation de mensonges, de faux-semblants et d’hypocrisie. C’est alors que surgit un invité inattendu, Hjalmar, le fils du vieux lieutenant Ekdal, personnage sulfureux, condamné à faire de la prison pour avoir détourné des fonds de l’Etat.
Les deux faces d’un même mensonge

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Côté face, l’appartement des Ekdal, dont le grand père a tout perdu, et dont le fils, Hjalmar, s’invente une vie de pacotilles tandis que son épouse Gina s’échine à faire bouillir la marmitte et que leur fille Hedvig, une adolescence malingre qui est en train de perdre la vue, tente de passer son bac. En réalité, Hedvig est la fille du vieux Werle qui a eu une liaison avec Gina, lorsqu’elle travaillait comme servante dans la grande maison bourgeoise. Mais cela, on ne l’apprendra que bien plus tard, une fois que Gregers, rejeton maudit par son père, atterrit dans la famille Ekdal, sa cuisine aux tons vulgaires et son désordre habituel, bien décidé à révéler aux uns et aux autres, à Hjalmar, à Gina, à Hedvig la vérité sur leur passé. Comme un Tartuffe épris de pureté, chantre de la vérité, notre héros, de noir vêtu, va torpiller de sa pureté toutes les scories, les faux-semblants, les déguisements de cette modeste famille qui en a besoin pour survivre. Dans une scénographie au réalisme méticuleux, qui n’oublie aucun détail, photos de famille au mur, vieux canapé jaune canari, tapis synthétique vert marécage, fauteuil en cuir synthétique et murs en lattes de bois brut, Stephen Stern campe Hjalmar, silhouette androgyne de looser dépressif, le cheveu long et gominé, qui s’invente une vie de musicien génial et promet une invention personnelle et révolutionnaire. Le voici face public, en slip bordeaux, la chemise ouverte, grattant comme Jimmy Hendrix sa guitare qui sonne ridiculement faux. Il s’invente une destinée dans la Heavy Metal, tandis que son vieux père, joué par Falk Rockstroh, armé d’un fusil de chasse, s’en invente une autre et reconstitue la forêt norvégienne dans son débarras miteux, où un pauvre canard sauvage, blessé par mégarde, vivote. Mutilé, en sursis, le volatile, à l’instar de La Mouette de Tchekhov, voit sa vie confisquée par la violence des humains.
Pureté maléfique

© Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Dès lors, Marcel Kohler-Greggers, stature de rugbyman, regard bleu acier, dans son vêtement tout noir, pourra à loisir prendre sa revanche sur son paternel, laver ses péchés en s’achetant, en en promouvant, une éthique infaillible de vérité … pour tous. Comme Tartuffe chez Molière, Greggers s’installe, séduit, observe, et contamine toute la famille, sauf le médecin Relling, joué par David Rudland. En douceur, et au fil d’une conduite inflexible Greggers nous interroge sur la nécessité de dire le vrai, de déconstruire les mythes que nous nous construisons pour mieux vivre. Par deux fois, le comédien aux lunettes sérieuses vient interroger le public, nous testant, lumières allumées, sur le nombre de fois où nous avons menti à nos parents, à nos conjoints. La salle s’anime, rigole, participe. Mais Marie Burchard-Gina, voit son couple s’effondrer et sa fille Hedvig, incarnée par Magdalena Lermer, sombrer dans le désespoir. Le spectacle se teinte progressivement d’une tension oppressante, surtout dans la deuxième partie où Hjalmar, saisi de folie, vient tout dévaster sur son passage pour fuir cette vérité que son alter ego, Greggers, livre à tous et avec le plus grand calme sur un plateau. Toute vérité n’étant pas bonne à dire, c’est dans le sang que s’achève, comme souvent chez Ibsen, ce drame qui pose la question capitale de la sincérité, remarquablement servi ici par des comédiens magnifiques.
Helène Kuttner
Articles liés

Exposition “The Beat Goes On!” : une histoire de nuit, de son et de liberté à voir au Quai de la Photo
“The Beat Goes On!” est une grande exposition collective consacrée à l’histoire et à la culture du clubbing, de ses origines dans les années 1970 jusqu’à aujourd’hui. Présentée au Quai de la Photo du 9 janvier au 24 avril...

“Pour que tu m’aimes encore” de Céline Dion chez Madame Arthur !
Bienvenue chez Madame Arthur, cabaret travesti ouvert depuis 1946, au cœur de Pigalle et au pied de la butte Montmartre. Entrez dès maintenant dans un univers décadent, mêlant musique live et spectacle piquant ! Un peu de Québec à...

“Bollywood Masala”, entre cinéma, musique et épices
Découvrez “Bollywood Masala”, une comédie musicale épicée venant directement de la cité du cinéma : Bombay. Laissez-vous transporter en Inde pour une expérience festive mélangeant styles occidentaux et orientaux. Produite par Indigo Productions et créée par Toby Gough, Bollywood...





