“Nous les héros” : une histoire de théâtre, de familles et de rêves
©-Juliette-Parisot
Au Théâtre des Bouffes du Nord, Clément Hervieu-Léger, nouvel administrateur de la Comédie Française, met en scène onze comédiens pour incarner les artistes nomades imaginés par l’auteur Jean-Luc Lagarce, deux ans avant sa mort. Drôle, émouvante, désespérée, vive, cette création prend place avec bonheur dans le beau théâtre de Peter Brook avec des comédiens musiciens formidables, dont Elsa Lepoivre et Vincent Dissez.
Entre Pirandello et Tchekhov

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En 1993, Jean-Luc Lagarce, qui se sait malade et qui décèdera deux ans plus tard du SIDA, se lance dans l’écriture de Nous les héros, tandis qu’il monte et joue avec sa compagnie La Roulotte Le Malade imaginaire de Molière. Une nouvelle fois, sa pièce sera refusée par les producteurs et les théâtres, comme le sera aussi Le Pays Lointain, pièce d’inspiration autobiographique écrite en partie lorsqu’il était à l’hôpital. Nous les Héros raconte l’histoire d’une troupe de théâtre, dirigée par un couple d’artistes, à la sortie d’une représentation dans une ville de France. On les voit sortir de scène, et entrer dans une salle qui fait office de loges de comédiens avec tables de maquillage et table à manger, chaises et lits d’appoint. Une salle des fêtes de province aménagée en vitesse pour les comédiens, encore en costume de scène et maquillés, mais qui vont avoir de la peine à retrouver leur propre moi. Voici le cœur de la troupe, le père, Daniel San Pedro et sa femme Judith Henry, avec la fille ainée Joséphine, Aymeline Alix, et la fille cadette Eduardova, Juliette Léger. Cette dernière est fiancée au jeune premier de l’acte I, incarné par Thomas Gendronneau. Il y aussi le grand-père, joué par Jean-Noël Brouté, un jeune acteur transformiste incarné par Olivier Debbasch, ainsi que la vedette de la soirée, Madame Tschissik, personnage tragi-comique, haut en couleurs, qui se réclame des fastes de l’Empire austro-hongrois, incarnée par la splendide Elsa Lepoivre. Son époux, campé par l’excellent Vincent Dissez, vit dans l’ombre de sa femme qu’il vénère, mange comme quatre et adopte une attitude totalement fantasque.
L’envers du décor

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Ce soir, la représentation n’a pas été brillante. Le public est resté silencieux. Et tous râlent, rouspètent, sont en colère, contre eux-mêmes et contre les autres. Madame Tschissik, la première, tornade de fureur contre tout le monde, les autres comédiens, le public, son mari. L’invective est démoniaque, et donne le ton de cette soirée qui va traverser tous les états émotionnels de l’arc en ciel. Le père, lui aussi, fulmine en raison de ce ratage, s’emporte contre jeune acteur qui joue le chimpanzé. On parle de théâtre, d’interprétation, mais aussi de sentiments et d’émotions. Les intrigues amoureuses se lient ou se délient, tandis que les soucis matériels de cette petite entreprise grignotent l’anxiété des deux directeurs de la troupe. Comme toujours chez Lagarce, on part de la famille pour s’en extraire, partir loin, très loin. D’ailleurs, comme chez Tchekhov et chez Kafka, dont est inspirée cette pièce, l’émancipation familiale passe par une errance artistique souvent très chaotique. Clément Hervieu-Léger a choisi de situer l’intrigue avant la chute du Mur de Berlin, dans les années 1980. Les morceaux de musique chantés et joués, durant la pièce, vont de Queen à Klaus Nomi, qui chante Purcell. Olivier Debbasch, voix de haute-contre, est acompagné par Thomas Gendronneau, artiste pluridisciplinaire qui a obtenu le Molière de la Révélation masculine pour son interprétation de Glenn Gould. Elsa Lepoivre chante aussi, et cette suspension de l’intrigue par la musique et le chant participe de cette indécision subtile entre la réalité et le rêve.
Entre deux eaux

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Quelle pièce les comédiens jouent-ils ? Quels accessoires Mademoiselle la costumière, Clémence Boué, véritable abeille qui vole entre tous les comédiens, doit-elle remplacer ? A qui parlent finalement ces personnages, qui ne sont plus ceux qu’ils interprétaient il y a quelques instants, mais pas encore tout à fait eux-mêmes ? Entre Pirandello et Tchekhov, Lagarce tricote des dialogues qui sont encore des monologues, entre paroles prononcées et réflexions intérieures. Chacun d’eux est un monde à part, porte ses rêves et ses angoisses. Et c’est ce qu’il a de très réussi dans cette mise en scène, c’est de nous montrer justement le chaos et l’harmonie de cette troupe en forme de famille, avec des êtres si différents et pourtant semblables dans leur solitude. Tous souffrent de la non-compréhension des autres, de l’absence de considération. Et pourtant ils s’aiment. « Nous avons le devoir de faire du bruit. Nous devons conserver au centre de notre monde le lieu de nos incertitudes, le lieu de notre fragilité, de nos difficultés à dire et à entendre. » écrivait l’auteur. Les acteurs dansent ou se déchirent en l’espace d’un instant, discutent avec le patron de leurs indemnités et du coût de l’entreprise, se rêvent déjà à Budapest ou à Berlin. Trop de monde, parmi les cabarets transformistes et les danseurs, personne ne te reconnaîtra, révèle l’un d’eux. Mais pour Max, Guillaume Ravoire, il est temps de partir et de s’éloigner de cette cellule tentaculaire et obsédante, avec ses répétitions et ses névroses. C’est le seul qui dira « Adieu », laissant ses camarades s’éveiller eux-mêmes au monde, avec conscience … ou inconscience.
Helène Kuttner
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