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“Œdipe” d’Enesco par Wajdi Mouawad : la déchirure tragique

Hélène Kuttner 25 septembre 2021
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© Elisa-Haberer

L’Opéra de Paris débute sa saison lyrique par la création d’une œuvre très peu montée, l’Œedipe de Georges Enesco dans une mise en scène de l’auteur et metteur en scène Wajdi Mouawad. Un véritable maelström d’harmonies et de rythmiques pour figurer l’horreur d’une révélation connue de tous et incarnée par le baryton britannique Christopher Maltman.

Un vertige

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“Sophocle, c’est un vertige. Un souffle puissant. Une matrice de la littérature occidentale. En lien continuel avec la souffrance, il y est à la fois question d’aveuglement et de révélation”. Ainsi s’exprime Wajdi Mouawad, auteur d’origine libanaise et directeur du Théâtre de la Colline, spécialiste de l’auteur grec dont il a déjà monté les sept tragédies et qui explora, dans Les larmes d’Œdipe, les liens constants avec une actualité brûlante, celle de l’assassinat d’un adolescent grec en 2008. Relations gémellaires tortueuses entre frères et soeurs, conflits familiaux qui voient se déchirer parents et enfants, incestes, parricides, infanticides peuplent son théâtre, de Littoral à Incendies en passant par Forêts. Pour le compositeur roumain Georges Enesco, l’Œdipe Roi de Mounet-Sully qu’il découvre à la Comédie Française en 1910, encore jeune homme, lui apparaît comme une révélation. Il faudra attendre 1936 pour que l’opéra voit le jour avec un livret signé Edmond Fleg et une partition inspirée par son maître Fauré, ainsi que Stravinsky et Debussy, mais aussi des mélodies folkloriques moldaves.

Etapes vers l’enfer

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Le metteur en scène, avec son scénographe Emmanuel Clolus et sa dramaturge Charlotte Farcet, a choisi de respecter à la lettre et au symbole les étapes chronologiques de ce drame, et y a même ajouté, sous forme de pantomime narrée par lui même, un prologue détaillant la malédiction qui fait de Laïos un criminel enfantant un autre criminel. Très pédagogique, l’histoire dramatise en termes crus le viol et la pendaison de l’enfant violé. A Thèbes, la richesse de la ville est figurée par une terre florissante et les choeurs, tous masqués pour des raisons sanitaires -ce qui complique la projection- arborent des coiffures végétales, fleurs et plantes se dressant sur les têtes à la manière d’un art brut ou d’un dessin d’enfant. Le vieux Tiresias, incarné puissamment par la basse anglaise Clive Bayley, annonce le terrible décret, celui qui ordonne la mort du jeune Œdipe dont la reine Jocaste, somptueuse Ekaterina Gubanova, vient d’accoucher. On voit son énorme ventre en forme d’oeuf percé d’où coule l’eau matricielle, face au prêtre auquel l’excellent baryton Laurent Naouri prête son charisme. 

Casting de choix

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Yann Beuron incarne Laïos, le roi inconscient et fourbe qui sera fauché par la mort, assassiné par son fils Œdipe, lui-même adopté par la reine Mérope, magnifique Anne-Sofie von Otter. Dans Thèbes gagnée par l’épidémie de peste, les fleurs font place à une morbidité glacée et Clémentine Margaine compose une extraordinaire Sphinge, ange de la mort et de la désolation, dans sa grotte monstrueuse. Le Créon de Brian Mulligan, l’Antigone d’Anna-Sophie Neher, le Thésée d’Adrian Timpau sont admirables, comme la prestation de Christopher Maltman en Œdipe, charnel et halluciné, particulièrement émouvant dans la révélation de son crime à l’Acte II. Le baryton parvient à maintenir une puissance et des nuances vocales tout au long de cette course de fond que représente cette partition complexe. Dans le tableau final qui voit Athènes baignée d’eau céleste, Œdipe est tel Bouddha ou Gandhi, sage traversant les eaux du Gange dans une expiation infinie. Si la mise en scène finit pas être sèche à force de clarté, la direction orchestrale d’Ingo Meztmacher se révèle en tous points remarquable, respectueuse et précise dans ses moindres mouvements. Une œuvre à découvrir.

Hélène Kuttner

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