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“The Exterminating Angel” : une création stupéfiante à l’Opéra Bastille

©Agathe-Poupeney-OnP

Il arrive parfois, sur une scène d’opéra, que la convergence des talents fusionne à un tel sommet que les amateurs, les mélomanes et candides spectateurs se trouvent emportés, sans mot dire, dans un maelström artistique. Pour sa quatrième création à l’Opéra de Paris, le compositeur britannique Thomas Adès dirige sa dernière œuvre, que met en scène de manière spectaculaire Calixto Beito, tous deux s’inspirant du film de Luis Buñuel L’ange exterminateur (1962). La musique prodigieuse, la mise en scène originale et les fabuleux interprètes font de cette production un total chef-d’œuvre.

Un jeu de massacre

©Agathe-Poupeney-OnP

Imaginez une petite société de grands bourgeois, d’artistes en vue et d’aristocrates réunis pour un diner mondain après un concert, dans la superbe demeure de la Marquise de Nobile et de son mari Edmundo. Sont présents une soprano colorature qui triomphe dans La Walkyrie de Wagner, un sémillant chef-d’orchestre et son épouse pianiste, deux chanteuses lyriques, un explorateur, un médecin, un colonel, une duchesse veuve et jeune maman, un vieil homme … bref quatorze convives avec leurs conjoints ou amants réunis autour d’une immense table éclatante, sur laquelle doivent régner sept domestiques serviles et dressés à la baguette. Alors que tout est prêt pour la soirée, et pour une raison inconnue, les domestiques, sauf un, décident de quitter précipitamment la maison, laissant seuls les convives dans une situation qui va très progressivement se détériorer, comme si aucun d’entre eux ne pouvait s’échapper. Au bout d’une nuit de folie et d’ivresse, les personnages se délestent des conventions et de leur beaux costumes et naviguent dans une zone glauque où tout est permis, le bien et le mal n’ont plus lieu d’être, comme une antichambre de la vie sociale qui condamnerait les humains à revenir au stade premier de l’animal, à la lutte pour la survie.

Une mise en scène grandiose

©Agathe-Poupeney-OnP

Si le metteur en scène Calixto Bieito n’a pas toujours su trouver grâce à nos yeux dans ses précédents spectacles, il faut lui reconnaître ici une maestria exceptionnelle dans l’art de composer des scènes et de diriger au cordeau des interprètes qui démontrent un engagement dramatique hors-norme. Dans un écrin géant couleur de meringue diaphane et éclatante, sorte de cavité utérine qui va se muer en coque de Titanic renversée, les personnages chiquement vêtus, hommes guindés dans leurs costumes amidonnés et femmes décorées par des robes en taffetas de soie aux couleurs vives, posent crânement avec leur statut élitaire face public. Il y aura quand même, dans un délicieux mais acide prologue, l’apparition d’un jeune enfant tenant à bout de bras un bouquet de ballons en forme d’agneaux rosés. Le sacrifice est à venir. La musique déploie ses vagues magnifiques, telluriques mouvements de basses, cloches, percussions avec les ondes Martenot et les tambours militaires, mais aussi les emprunts aux cordes espagnoles, aux violons d’Europe Centrale et au lyrisme romantique. La tonalité y est constamment présente dans une richesse orchestrale généreuse qui emprunte à un large éventail mélodique et rythmique sans aucun ménagement.

Interprètes d’exception

©Agathe-Poupeney-OnP

Dans ce crépuscule où des personnages flambants se muent en loques dépareillées et misérables, les interprètes sont les splendides héros à la voix hautement portée. Il faudrait tous les citer tant la cohésion et l’harmonie, le jeu et le conflit sont pleinement assumés par chacun. Ils osent le sérieux et la démesure, l’oubli de soi, la dramatisation et le burlesque jusqu’à créer des personnages qui sortent d’eux-mêmes, justifiant avec une folle intelligence le propos du livret démoniaque que signent Tom Cairns et Thomas Adès. Ce sont des jours et des nuits de folie, où la perversion et le désir sont en roue libre, où les femmes perdent toute pudeur et les hommes toute retenue, où la maladie, la faim et la mort deviennent les complices radieuses de cette fin de l’humanité. Il faut voir Jacquelyn Stucker, l’hôtesse de la maison, se transformer en bombe sexuelle et furieuse, Claudia Boyle et Anthony Roth Constanzo s’aimer et se déchirer comme chien et chat en public, sans réserve, Nicky Spence sacrifier son statut de maître de maison en s’offrant comme un Christ en croix. Gloria Tronel, soprano libérateur, et Christine Rice solaire, Hilary Summers et Amina Edris, Frédéric Antoun, Jarrett Ott, Filipe Manu, Philippe Sly, Paul Gay et Clive Bayley, sans oublier les domestiques impeccables. Ils sont tous formidables d’engagement et de talent. Thomas Adès, dans la fosse, agite ses immenses bras et son corps massif, tel un danseur, pour faire vivre sa musique comme palpite un monde. C’est magnifique.

Hélène Kuttner

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